Antoine Pierre, 27 ans, a déjà de multiple cordes à son arc. © PHILIPPE CORNET

Antoine, Miles, Joshua et les autres

Wonderboy du nouveau jazz belge, le batteur-compositeur Antoine Pierre se voit offrir une imposante carte blanche à Flagey, à Bruxelles. Où il revisite entre autres le flamboyant Bitches Brew de Miles Davis.

« A trois semaines des festivités, l’excitation commence à monter. Sans être anxieux ni stressé mais en se réjouissant à fond. Au début, l’idée était de (re)faire Bitches Brew et puis cela s’est orienté vers l’écriture d’un répertoire original, détaché de l’album de Miles. Mais en gardant la manière dont cela avait été joué : un groove très présent et des signaux qui permettent d’articuler la musique.  » Dans l’appartement ixellois qu’il partage avec sa copine et manager Pamela, Antoine Pierre, jeune frimousse dartagnantesque, s’est aménagé une pièce de travail. Pour d’évidentes raisons de voisinage, il n’est pas raisonnable d’y jouer de la batterie – il se contente de toms synthétiques et d’un casque – mais il peut y composer. Ce Liégeois né à Huy en 1992 et depuis un bout de temps, Bruxellois, y a taillé pas moins de trois répertoires en 2019, dont deux sont présentés au Brussels Jazz Festival en ce tout début 2020 à Flagey (1).  » Pas sur ordi mais en partition manuelle qui permet des nuances supplémentaires « , précise Antoine, fier de la méthode d’écriture old school pour temps nouveaux. Sur scène, il impressionne : sa batterie est un champ de bataille ordonné qui dirige des attaques inattendues, improvise des stratégies, construit des routes parallèles, alterne patte de velours et rythmique vorace.

Mettez un Antoine Pierre dans votre moteur et il y a des chances qu’il rugisse davantage. Comme l’un ou l’autre des vinyles de sa collection, genre Miles Davis vintage. En 2019, le batteur- compositeur, leader d’Urbex et de NextApe – projet plus pop – a donc construit un répertoire décliné de l’archiclassique Bitches Brew, plus une heure de musique à destination d’un second concert à Flagey, incluant le saxophoniste américain Joshua Redman, 50 ans, brillance d’un international jazz actuel.  » J’ai rencontré Joshua lors d’un concert à Dinant avec le quartet de Philip Catherine. Musicalement comme humainement, nous nous sommes vraiment bien entendus. Avec cette carte blanche à Flagey, j’ai repensé à lui et il a tout de suite dit oui, sans savoir quelle serait la musique ou la formation impliquées ! Là, je lui ai envoyé les partitions – il habite San Francisco – comme aux deux autres membres du groupe, Eric Legnini, pianiste belge installé à Paris, et le contrebassiste Or Bareket. Un travail de dingue « , formule Antoine qui, tout en précisant n’être pas  » médicalement  » hyperkinétique, a du mal à ne rien faire.  » Il y a quelque chose d’un peu vertigineux d’être le leader et le compositeur d’un groupe dans lequel il y a Redman, que j’écoutais depuis tout petit… Et puis, je me suis rappelé la phrase de Jeff Ballard, le batteur qui joue avec Brad Mehldau : il ne faut pas avoir peur de jouer avec quelqu’un qui joue très bien. Ce qui fait peur, c’est de jouer avec quelqu’un qui ne joue pas bien ! « .

Le concert avec Redman à Flagey amène une question aussi simple qu’essentielle : y a t-il un son jazz américain ? Antoine Pierre se rappelle de son année d’études new- yorkaise :  » Quand j’étais là-bas, en 2014-2015, même les jeunes musiciens américains de mon âge, ne fût-ce que les batteurs, donnaient d’emblée l’impression que le jazz faisait partie de leur culture intrinsèque. Dans la manière d’exploiter la musique, quelque chose diffère. Le jazz est partie intégrante de leur ADN.  »

Choc tectonique

Musicien belge pourvu de l’officiel statut d’artiste, le batteur débute son parcours public à l’âge tendre de 16 ans.  » Après quelques gigs avec Steve Houben, Philip Catherine m’a repéré et donc, j’ai commencé à jouer avec lui. Ce que je fais toujours, ponctuellement.  » Talent évident, Antoine Pierre est fils du musicien Alain Pierre, guitariste jazz reconnu. La jeunesse se passe pas mal en compagnie de la collection discographique paternelle, entre autres axée sur le label allemand ECM, fouineur de musiques contemporaines, autant européennes qu’américaines. Sans pouvoir oblitérer la présence récurrente de Miles Davis :  » Il fait partie de la légende du jazz, je pense qu’il sera encore là dans 600 ans (sic), si la Terre n’a pas explosé d’ici là. Je crois qu’il est important de connaître la tradition pour pouvoir aller en avant. Ce qui donne parfois aujourd’hui des jugements médiatiques qui vont un peu trop vite en besogne lorsqu’ils disent que ceci ou cela est novateur. Il ne faut pas oublier qu’à la sortie de Bitches Brew, Miles s’est fait pas mal descendre par la critique.  »

De fait, lorsque le double album sort en avril 1970, même si son contenu est déjà annoncé par son prédécesseur – In A Silent Way, daté de février 1969 – le choc reste frontal, brut, tectonique. Miles propose une musique à tête chercheuse, nourrie du funk-rock de Sly & The Family Stone, mais aussi de digressions modales, de pièces improvisées, d’infinies audaces sonores, qui font avaler leurs certitudes aux critiques jazz. Esthétiquement, Miles trace des boulevards, même si la destination finale n’est pas forcément identifiable. La leçon qu’en tire Antoine Pierre n’est pas de vouloir recréer l’impressionnant et légendaire opus en question, mais bien de rendre un  » hommage  » au trompettiste américain qui lui a tellement donné. Comment trouver une voie personnelle ?  » Il faut être intrinséquement sincère, c’est tout ce qui m’importe… J’aime mettre ma créativité au service de ce que je semble vouloir, désirer. Pas forcément d’aller vers ce que le public veut, même s’il doit suivre, évidemment. Et puis il y a le poids de l’histoire : créer une musique sans savoir ce qui s’est passé auparavant, c’est comme arriver devant une toile avec des pinceaux et des couleurs et ne pas savoir ce que l’on va en faire.  »

Avec le trio de de Jean-Paul Estiévenart, en septembre 2018.
Avec le trio de de Jean-Paul Estiévenart, en septembre 2018.© PHILIPPE CORNET

La tête dans le cloud

Entre ses projets de leader – Urbex, NextApe – ses multiples collaborations avec le guitariste Philip Catherine, son camarade trompettiste Jean-Paul Estiévenart, le groupe TaxiWars, s’insère donc cette carte blanche de Flagey. Rarement confiée à un si jeune musicien (27 ans), elle inclut deux des trois concerts programmés, au Studio 4, salle historique du paquebot moderniste. Antoine y a déjà joué comme sideman, jamais comme leader. L’enthousiame débute en amont.  » Dans tout ce processus des concerts et des disques, mon moment préféré est celui où on va jouer pour la première fois mes morceaux. J’ai une espèce de dualité dans mes sentiments : je flippe à mort face à la possible réaction négative des musiciens, et en même temps, je ressens l’excitation d’avoir travaillé pendant des semaines sur quelque chose qui, dès lors, ne va plus m’appartenir. La semaine dernière, avec Urbex, je voulais essayer quelques nouveaux morceaux liés aux variations sur Bitches Brew : je distribuais les partitions fraîchement photocopiées et je tremblais… « . Antoine s’arrête, reprend son souffle tout en expliquant le moment :  » Je donne alors le décompte sans aucune autre indication, on commence à jouer, cela galère pendant deux ou trois minutes puis à un moment donné, tout le monde commence à capter comment cela marche sur la partition. Et là, je ne me sens plus le seul responsable de la chose : les autres vous font le cadeau de donner vie à votre musique.  »

Avec déjà une décennie de travail derrière lui, Antoine Pierre a observé combien l’environnement global du concert influe sur les qualités finales de la prestation. Il parle  » de l’alignement des planètes  » et de ce moment où, installé derrière sa batterie, il se met la tête dans le  » cloud  » : ce nuage aussi spirituel que sonore où la vibration finale dépend aussi des autres musiciens. Et de leur propre immersion dans l’instant.  » Pour moi, les meilleurs moments de jouer en public, précise Antoine, ce sont ceux où j’ai l’impression d’être spectateur de ce que je suis en train de faire. Presque une expérience hors-corps. Et puis, Miles disait toujours qu’il fallait être prêt à faire ce qu’on ne connaissait pas… « .

Improvisation

Le désir aventureux de ne pas aller dans les voies connues et rebattues reste une possible définition du meilleur jazz actuel. L’improvisation est un autre ingrédient des musiques d’Antoine Pierre : il cite la passion de son comparse Estiévenart pour le baroque qui, déjà il y a trois ou quatre siècles, offre des parts d’improvisation.  » L’impro a toujours fait partie de toutes les musiques, du rock à la musique africaine. Elle peut prendre de multiples formes, celle par exemple d’AKA Moon qui improvise sur des structures très complexes : les partitions de Fabrizio Cassol (compositeur principal de la formation) comportent des masses d’informations et les musiciens partent de cela. Dans Urbex et le répertoire pour Miles, il y a très peu de matériel écrit. Il y a des indications et des manières de comment diriger les choses mais finalement, l’impro reste quelque chose de très personnel. Pour moi, c’est une représentation intime de la façon dont vous voulez que votre musique sonne : il y a 50 % de réflexion et autant de lâcher prise.  »

(1) Brussels Jazz Festival à Flagey, à Bruxelles, du 8 au 18 janvier : Antoine Pierre y est en concert le 10 janvier avec Redman, Legnini et Bareket, le 11 en trio de batterie avec St6cks (complet) et le 16 avec Urbex pour Variations On Bitches Brew.

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