Amazon sur toute la ligne

Des livres, des CD, des jeux, des vêtements… et demain des produits frais ! Le cybermarchand ne cesse d’étendre sa toile. Après les libraires, syndicats, gouvernements, fisc et, surtout, grands distributeurs tentent d’enrayer l’ascension du géant américain. Mais nul ne semble en mesure d’y parvenir.

Des années déjà que Julien, jeune trentenaire, achète livres et CD sur Amazon. Mais, avec l’arrivée du petit dernier, il entend bien exploiter aussi le service de livraison à domicile de couches pour bébé.  » Ça consomme, à cet âge !  » s’amuse-t-il. Si le groupe de Seattle conserve toujours son image de simple libraire sur Internet, voilà belle lurette qu’il s’est transformé en un vaste bazar de l’ère numérique.

En vingt ans, la société américaine fondée par Jeff Bezos a démultiplié son offre. A présent, le cybermarchand propose des téléviseurs, des vêtements et, depuis peu, des oeuvres d’art. On y trouve même des sex toys, des croquettes pour chien, des collants, du shampoing ou des slips… Ce n’est qu’un début : en Europe viendront bientôt s’ajouter des packs d’eau, du pain, des pommes ou des concombres, comme le propose déjà outre-Atlantique, dans trois grandes villes, le service AmazonFresh.

Le site se targue de dizaines de millions de références, reléguant la grande distribution à une simple épicerie de quartier. Ces linéaires virtuels aux profondeurs infinies sont non seulement accessibles via des ordinateurs, mais aussi intégrés dans les tablettes et liseuses Kindle, pour que l’on puisse y télécharger, en un clic, livres, musique ou jeux vidéo dématérialisés. Un magasin, dont le chiffre d’affaires mondial 2013 atteint déjà 54,5 milliards d’euros. Avec une progression annuelle de plus de 20 %.

Amazon ne s’est pas non plus fait que des amis. Le groupe est de plus en plus contesté : par les gouvernements, le fisc, les syndicats… Aujourd’hui, tenu responsable de la fermeture de librairies, le mastodonte à l’appétit insatiable suscite la terreur des grandes enseignes. Sa politique de prix, la profondeur de son offre en constante évolution et son service client en font un adversaire redoutable, qui rêve désormais de s’attaquer au dernier bastion des hypermarchés, celui des produits frais.

L’offensive du géant américain porte avant tout sur les prix. Il dispose en la matière d’une arme redoutable. La firme agit à la manière d’une fourmilière dont les ouvrières partent explorer la Toile à la recherche des sites concurrents affichant les tarifs les plus bas tout en offrant des délais de livraison rapides. Ses équipes disposent d’un outil interne baptisé  » The Competitive Monitoring Tool  » (CMT). Une liste de produits à surveiller est dûment complétée par des employés avant qu’ils lâchent par milliers des crawlers (robots d’indexation) sur Internet. Ces programmes rapportent ensuite les précieuses informations de la concurrence. Grâce à ce procédé maison, le site changerait ses prix 2,5 millions de fois chaque jour, soit 1 700 modifications à la minute, selon la société d’analyses Profitero.

Une politique tarifaire redoutable et des marchandises livrées en un temps record

Cette tarification dynamique n’est certes pas son apanage, mais ses capacités techniques sont telles qu’elles le placent très loin devant ses rivaux. A titre de comparaison, le leader mondial de la grande distribution, l’américain Wal-Mart, a modifié 54 600 fois ses prix en… un mois. Cette politique agressive n’est pas du goût de tous.  » Ce genre de procédé risque de créer de la défiance de la part du consommateur, qui y décèle une forme de manipulation, tacle un responsable d’un géant des hypermarchés. Nous préférons les prix les plus bas tout le temps qu’une sorte de marché financier aux mouvements permanents comme à Wall Street.  »

Cette offensive est d’autant plus inquiétante qu’elle ne se limite pas aux frontières de la Toile. Le groupe américain propose aux clients des applications pour smartphone destinées à scanner les codes-barres des marchandises présents dans n’importe quel rayon de magasins ou à les reconnaître automatiquement en les photographiant. Les consommateurs peuvent ainsi comparer les prix avec ceux pratiqués par Amazon et acheter directement en ligne si cela se révèle plus intéressant. De quoi irriter les commerçants, dont une partie du trafic en boutique se trouve ainsi détournée du monde réel vers le monde virtuel. Le cybermarchand  » utilise toutes les informations qu’il peut recueillir pour apprendre du comportement des clients et de leur approche des produits, explique Gene Alvarez, analyste pour le cabinet de conseil et de recherche en technologies de l’information Gartner. Grâce aux multiples données collectées, il ne cesse ainsi d’affiner son apprentissage, sur lequel il s’appuie pour proposer de nouvelles catégories de produits.  »

Cette politique de prix, redoutable, n’explique pas tout. Amazon met un point d’honneur à livrer les biens en un temps record. Menacée par cette organisation millimétrée, la concurrence préfère retenir plutôt les récentes déconvenues. Sur la livraison de produits lourds comme le gros électroménager ou les grands téléviseurs à écran plat, par exemple. Peu habitué à s’occuper de la logistique de marchandises XXL, le groupe a préféré y renoncer l’an dernier. Néanmoins, des commerçants indépendants continuent à proposer ces appareils sur le site Internet. Cette  » place de marché  » concentre plus de 2 millions de vendeurs du monde entier. Autant de partenaires qui peuvent s’appuyer sur une tête de gondole numérique attirant, chez nos voisins français par exemple, 19,5 millions de visiteurs uniques par mois.

Jouets, produits de beauté ou de bricolage… plus de 1 milliard d’objets ont été écoulés en 2013 par ces commerçants en contrepartie d’une commission prélevée sur chaque transaction. Un joli coup double pour Amazon. Non seulement le cybermarchand enrichit son propre  » panier « , mais il propose également de stocker dans ses entrepôts et de livrer la marchandise des autres moyennant… rétribution.

Le rouleau compresseur Amazon ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Pour étoffer encore son catalogue, il s’est lancé dans la livraison de produits frais dans trois villes américaines – Los Angeles, San Francisco et Seattle. Une façon de venir empiéter sur le dernier territoire de la grande distribution.

Un cours de Bourse multiplié par 19 depuis son introduction au Nasdaq, en 1997

Mais la guerre ne se livre plus seulement sur le terrain commercial. Aux Etats-Unis, plusieurs acteurs de poids – de Walmart à Target – militent depuis longtemps pour que la société paie ses taxes dans chaque Etat où elle livre ses produits. Après plusieurs années d’un lobbying intense, une loi est en passe d’être adoptée à ce sujet et risque d’obliger Amazon à revoir certains prix à la hausse. En Europe aussi, plusieurs pays luttent contre la politique d’optimisation fiscale de l’entreprise.  » Elle ne détaille pas la vérité de ses coûts, ni fiscalement, ni socialement, ni dans sa politique de distribution de dividendes « , estime un concurrent français. Pour appuyer son propos, un autre évoque le redressement de 190 millions d’euros infligé, en 2012, par les services fiscaux hexagonaux.  » Nous payons tous nos impôts en France, et nous contestons la notification qui nous a été faite. Une procédure est toujours en cours « , réplique Romain Voog, le PDG d’Amazon france.

En France, une loi dite  » anti-Amazon  » est à l’examen. Pour avoir offert aux internautes la livraison gratuite d’un livre assortie d’un rabais de 5 %, la société a excédé les libraires et poussé les élus, tous bords confondus, à voter l’interdiction de cumuler ces deux promotions. Un coup dur pour l’américain, qui estime que les Français seront les premiers lésés. Pour contrer les critiques, le groupe s’est décidé à réagir. L’an dernier, il a mandaté le cabinet de recrutement anglais Ellwood Atfield pour s’adjoindre, à Paris, les services d’un lobbyiste chevronné. Dans son annonce, le chasseur de têtes souligne que le candidat retenu devra faire prendre conscience de  » la contribution d’Amazon à la France pour le bénéfice des consommateurs, des salariés et des collectivités locales « . L’élu sera placé sous la responsabilité d’Andrew Cecil, directeur des affaires publiques, basé à Bruxelles. Inconnu il y a peu, son visage a fait le tour des médias à la suite de son intervention devant des parlementaires britanniques pour expliquer les montages fiscaux du groupe au Luxembourg. Humilié et désarmé, Cecil avait suscité l’exaspération de l’auditoire.  » Dans ces conditions, personne n’est vraiment partant pour aller travailler chez eux « , indique un expert sollicité pour le poste.

L’autre urgence est de calmer la grogne syndicale et de mettre fin aux grèves répétées en Allemagne et en France. Le 6 février dernier, la CGT, en France, a réclamé une journée de mobilisation face à une direction refusant toute négociation sur les augmentations de salaires.  » Le revenu moyen est à peine supérieur au smic et nous ne touchons pas de treizième mois « , souligne Sébastien Boissonnet, délégué syndical central CGT. Et de conclure :  » Nous dénonçons le flicage permanent et les représailles à notre encontre.  » Les partenaires sociaux soulignent qu’avec 36 milliards de dollars de fortune personnelle, Jeff Bezos a les moyens de redistribuer un peu de sa richesse. En dépit d’une marge quasi inexistante (0,3 %) en 2013, l’entreprise a vu son cours de Bourse multiplié par 19 depuis son introduction, en 1997, au Nasdaq. Dans une lettre remise alors aux actionnaires, le fondateur avertissait déjà que sa stratégie paierait sur le long terme. Quant aux salariés…  » Ce n’est pas évident d’être employé chez nous. Je leur dis : vous pouvez travailler longtemps, beaucoup, et intelligemment, mais chez Amazon vous ne pouvez pas choisir deux de ces trois choses. Nous construisons quelque chose d’important, quelque chose qui compte pour nos clients, quelque chose que vous pourrez raconter à vos petits-enfants.  » Les grèves ne faisaient sans doute pas partie du conte de fées.

Par Emmanuel Paquette; E. Pa.

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