Amazon monte en ligne

Emmanuel Paquette Journaliste

Pour rafler le marché des ouvrages numériques, le géant mondial du commerce sur Internet veut imposer son modèle : un prix unique. L’américain s’attire les foudres des libraires et des éditeurs.

Ce souvenir restera longtemps gravé dans sa mémoire. Lorsque le dirigeant d’un grand éditeur mondial de livres se rend à Seattle, en 2010, pour parler affaires avec Jeff Bezos, PDG du site de commerce en ligne Amazon, il ne s’attend pas à un tel accueil. Crâne dégarni, regard intense, le célèbre entrepreneur d’Internet, aux faux airs d’étudiant, lance à son visiteur :  » Nous pouvons parler de tout, sauf d’une chose, notre politique de prix.  » Connu pour ses explosions de rire, le quadragénaire, cette fois, ne plaisante pas. Car il s’agit pour lui d’imposer un tarif unique (9,99 dollars) pour tous les livres électroniques distribués sur sa célèbre liseuse, le Kindle. Quitte à perdre de l’argent.  » C’est ennuyeux, lui répond son invité. Je n’étais venu que pour cela. « 

Son rival, Apple, propose aux éditeurs de fixer leurs prix

L’hôte, éconduit, repart avec ses craintes. La délicatesse, Jeff Bezos n’en a cure. Le rapport de force joue en sa faveur et le temps a toujours été son allié. Après tout, en dix-sept ans, l’ingénieur – ex-vice-président d’un hedge fund new-yorkais – a déjà pris tous les risques en créant son entreprise dans un garage pour la hisser au premier rang des vendeurs de livres papier aux Etats-Unis. Pourquoi n’arriverait-il pas à faire de même dans l’univers numérique ?

Sa stratégie est simple. Plus il vend de liseuses – dont 26 millions d’unités devraient être commercialisées cette année, selon Citigroup -, plus les éditeurs seront sous pression pour y distribuer leurs ouvrages. Sauf qu’aujourd’hui Bezos connaît le goût des pépins de pomme. Ceux d’Apple. Depuis 2010, pour rendre incontournable sa nouvelle tablette iPad auprès des maisons d’édition, la firme de Cupertino leur propose de vendre leurs livres aux prix qu’elles souhaitent via sa boutique iBooks, moyennant une commission de 30 %. Cinq des six plus grands noms de la profession présents aux Etats-Unis – Penguin, HarperCollins, Simon & Schuster, Macmillan et Hachette – ont répondu à l’appel de l’ange et ont rendu certains ouvrages disponibles en exclusivité sur iPad.

Cette agressivité s’explique par la pression des marchés

 » Bezos a toujours été obsédé et admiratif d’Apple depuis son succès dans la musique en ligne. En imposant le prix d’une chanson, vendue 99 centimes sur iTunes, et lisible uniquement sur un baladeur iPod, la société de Steve Jobs a trouvé la martingale qu’Amazon a tenté d’appliquer aux livres « , raconte Thierry Brethes, ancien responsable du développement du Kindle. Dès 2005, pour posséder son propre  » iTunes « , Amazon a acheté un libraire en ligne français, Mobipocket, créé par Thierry Brethes, pour 10 millions de dollars. Il ne lui restait plus qu’à créer son appareil de lecture. Ainsi est né le Kindle.

Mais le monde du livre n’est pas celui de la musique ! Beaucoup moins exposés au piratage, les éditeurs craignent que leurs ouvrages, une fois numérisés, ne s’échangent librement sur la Toile, et que le contrôle des prix ne leur échappe. Le monde du papier fait de la résistance. Mais Bezos – 26e fortune mondiale, selon le magazine Forbes – n’est pas homme à baisser les bras. Les éditeurs lui tiennent tête. Il va les attaquer. Début mars, le Département américain de la justice a menacé d’ouvrir une enquête pour entente sur les prix à l’encontre des cinq sociétés signataires de l’accord avec Apple, suivant ainsi la Commission européenne. Nombre d’observateurs y voient l’£uvre de l’armée furieuse de lobbyistes du patron d’Amazon.

La seconde offensive, elle, porte sur le volet commercial. Son entreprise vient de retirer plus de 4 400 livres électroniques de son catalogue. Explication : le Groupement américain des éditeurs indépendants (IPG) ne souhaitait pas se conformer à ses nouvelles conditions.  » Les grandes maisons d’édition arrivent à conserver 70 % du prix de vente d’un ouvrage électronique alors que nous ne touchons que 50 %, s’est justifié Curt Matthews, PDG d’IPG. Et, aujourd’hui, Amazon nous demande d’accepter des conditions encore moins favorables.  » Qu’importent les arguments, le mastodonte ne cède pas.

Une telle agressivité s’explique par la pression des marchés financiers. Amazon doit, en effet, améliorer ses marges. En 2011, le distributeur a réalisé un chiffre d’affaires de 48 milliards de dollars, pour un maigre bénéfice de 631 millions. L’électroménager, les vêtements et le matériel électronique représentent deux tiers de son activité, mais la vente de biens culturels (livres, DVD, musiqueà) et le développement du Kindle et des e-books plombent sa rentabilité. Le prix à payer pour conserver une longueur d’avance.

 » Pour Amazon, le livre n’est qu’un produit d’appel « 

La riposte des grandes enseignes culturelles comme Virgin, déjà soumise à rude épreuve, n’a pas tardé. Elles ont misé sur des produits à écran tactile plus avancés que le Kindle, mais aussi un peu plus chers.  » En tant que premier libraire, nous avons une responsabilité. On ne peut pas laisser le marché à Amazon, pour qui le livre n’est qu’un produit d’appel, sans proposer une alternative. C’est pourquoi nous avons décidé de proposer notre liseuse avec le canadien Kobo « , explique Charles Bianchi, directeur commercial de la Fnac.

Selon l’institut GfK, il se serait écoulé 145 000 appareils en 2011, dont une forte proportion à Noël. A elle seule, la filiale de PPR annonce avoir vendu à ce jour 60 000 exemplaires du Kobo. Un chiffre proche d’Amazon, soutient Bianchi, avant de conclure :  » Nous, nous n’avons aucune volonté d’imposer nos vues aux éditeurs, ce sont nos partenaires.  » De son côté, Virgin a préféré s’appuyer sur deux produits. L’un en partenariat avec le français Bookeen ; l’autre avec Amazon.  » Nous voulions que les clients puissent avoir le choix. Nous en avons commercialisé plus d’une dizaine de milliers « , précise Emmanuel Rochedix, directeur commercial de Virgin Megastore.

Les maisons d’édition ne jouent pas le jeu. De fait, elles ont préféré entamer la valse lente des tortues sur la baisse de prix des ouvrages numériques. Déjà, les économies réalisées sur les frais d’impression, les coûts du papier et la logistique n’ont pas entièrement bénéficié aux clients. Pourtant, le temps presse, car Amazon devrait continuer sur sa lancée avec une nouvelle liseuse tactile et sa tablette Fire, seule concurrente sérieuse de l’iPad. Libraires et éditeurs jouent tout bonnement leur survie.

EMMANUEL PAQUETTE

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