Alternance au pays des shoguns ?

Séisme électoral en vue ! Après plus d’un demi-siècle, les conservateurs du PLD devraient céder le pouvoir au PDJ réformateur. La fin du soutien aveugle à Washington, mais pas des dynasties qui gouvernent l’archipel.

DE NOTRE CORRESPONDANT

Le mois d’août 2009 restera comme l’un des plus chauds du Japon moderne. Pas à cause des températures, étonnamment clémentes cette année, mais en raison des législatives du 30 août. La voix douce des  » demoiselles rossignols « , ces jeunes femmes recrutées pour arpenter les rues des grandes villes et scander le nom des candidats, n’a rien ôté à la passion des débats. Car l’enjeu est de taille, et peu habituel dans l’histoire récente de l’archipel : une alternance politique.

Enfin, dira-t-on. Depuis plus d’un demi-siècle, le Japon n’en a connu qu’une, en 1993, au profit d’une coalition si hétéroclite qu’elle n’a tenu que huit moisà Très vite, les conservateurs du Parti libéral-démocrate (PLD) ont repris un pouvoir qu’ils détenaient depuis la création du mouvement, en 1955, malgré une série de scandales retentissants. Cette fois, les sondages l’affirment, le PLD est tombé si bas dans l’opinion qu’il devrait céder sa place aux réformateurs du Parti démocrate du Japon (PDJ), principale formation d’opposition. Sauf énorme surprise, une nouvelle administration va se mettre en place, à la tête d’un pays qui demeure la deuxième puissance économique mondiale, et un vent nouveau va balayer l’archipel. Avec bien des interrogations, tout de même… Car de nombreux Japonais, peu convaincus par la fine couche de communication imaginée par les stratèges des deux camps, se demandent si PLD et PDJ, au fond, ce n’est pas  » bonnet blanc et blanc bonnet « .

On comprend leur scepticisme. Même les deux principaux candidats se ressemblent, au point que le destin de leurs familles a souvent été lié (voir l’encadré page 58). Nul doute que l’actuel Premier ministre, Taro Aso (PLD), et son rival Yukio Hatoyama (PDJ) pourraient aisément se tutoyer, si cette forme verbale existait en japonais. Le grand-père d’Aso, Shigeru Yoshida, est le chef de gouvernement qui sut engager le Japon sur la voie de la reconstruction après 1945. Et c’est le grand-père de Hatoyama qui lui succéda comme Premier ministre, en 1954 ; il figurait alors parmi les fondateurs du PLD… A la génération suivante, le père d’Aso était un industriel et politicien reconnu, tandis que celui de Hatoyama dirigea la diplomatie japonaise à la fin des années 1970.

Bref, le Premier ministre et le leader de l’opposition n’ont rien de fringants politiciens qui auraient acquis leur notoriété à la faveur d’un patient travail de terrain. Au contraire, ces messieurs doivent leur présence sur les fauteuils du Parlement à un ancrage territorial hérité de leurs papas, qui les avaient eux-mêmes reçus des papys. Le legs va au-delà, même, et comprend ce que les Japonais appellent les trois ban : jiban (circonscription), kanban (notoriété du nom) et kaban (réseaux et pouvoir de financement). Aso est élu depuis 1979 à Fukuoka (Sud), alors que Hatoyama règne dans le Hokkaido (Nord) depuis 1986. Auparavant, dans leur jeunesse, l’un et l’autre ont étudié dans des universités américaines. Comme il se doit.

Côté gros sous, pas de souci non plus. Taro Aso, 68 ans, est le descendant des fondateurs d’un mastodonte du BTP, Aso Cement. Chez les Hatoyama, la pompe à finances s’appelle Bridgestone, géant mondial du pneu, créé par le grand-père (encore un !) du leader du PDJ. Ce qui explique sans doute pourquoi, à 62 ans, Yukio Hatoyama serait l’un des députés les plus fortunés du moment, à la tête d’un patrimoine estimé à 12 millions d’euros.

De tels parcours n’ont rien d’extraordinaire dans la politique japonaise. Les héritiers, appelés ici botchan (enfants de riches), représentent 35,1 % des candidats PLD aux législatives et 10,6 % de ceux du PDJ. Le plus emblématique est sans doute Shinjiro Koizumi, 28 ans, candidat à la succession de son père, Junichiro, Premier ministre entre 2001 et 2006. Son adversaire, Katsuhito Yokokume, âgé de 27 ans et membre du PDJ, a si peu de moyens qu’il arpente la circonscription à vélo.  » Avant de commencer à parler politique, je demande aux gens de se souvenir de mon visage, explique ce fils de chauffeur routier diplômé de l’université de Tokyo. Ce que Koizumi a fait [NDLR : en désignant son fils pour lui succéder] est à l’opposé de mes aspirations politiciennes.  »

Les deux principaux partis japonais s’articulent autour de factions, des groupes d’élus réunis derrière une personnalité forte. Autrefois, les clans internes du PLD faisaient et défaisaient les Premiers ministres ; l’ancien chef de gou-vernement Junichiro Koizumi a réduit leur pouvoir, sans les faire disparaître. Parmi les réformateurs du PDJ, les dissidents du PLD se mêlent à d’anciens sociaux-démocrates : les rivalités de personnes s’ajoutent aux différends idéologiques.

Les divergences de fond sont réelles

Toutes ces similitudes ne sauraient occulter une rivalité tenace : le 12 août, après une heure et demie de débat télévisé tendu, Taro Aso et Yukio Hatoyama se sont quittés sans échanger un regard ni une poignée de main. Et les divergences de fond sont réelles.

Ainsi, la relation de Tokyo avec Washington a alimenté bien des débats. Aso et le PLD restent fidèles à la ligne historique, qui maintient l’archipel dans une position d’allié fidèle – mais soumis – des Etats-Unis, face à la Corée du Nord et à la Chine. Ces dernières années, les relations se sont encore rapprochées, au point que les Forces d’autodéfense (nom officiel de l’armée) sont intervenues en Irak entre 2004 et 2006, et dans l’océan Indien depuis 2001, en appui des unités navales engagées dans les opérations en Afghanistan. Un zèle militaire rendu longtemps impensable par la Constitution pacifiste héritée de la Seconde Guerre mondiale.

Le PDJ a vertement critiqué ces missions extérieures. Tout en soulignant l’importance de l’alliance entre Tokyo et Washington, ses leaders parlent d’établir  » une diplomatie fondée sur l’indépendance d’esprit  » et prônent un dialogue d’égal à égal. A terme, le statut privilégié des forces américaines déployées au Japon, qui bénéficient d’une immunité juridique souvent disputée, pourrait être revu. Une fois au pouvoir, le PDJ entend poursuivre l’amélioration des relations de Tokyo avec Pékin et Séoul.

Cette prise de distance avec Washington est encore plus manifeste sur le plan économique. Masaharu Nakagawa, probable ministre des Finances en cas de victoire du PDJ, laisse entendre que la nouvelle administration pourrait se montrer plus regardante sur l’achat des bons du Trésor américains. Jusqu’à présent, une partie significative de la dette des Etats-Unis a été financée par l’archipel et, en échange, Washington a maintenu le niveau du dollar face au yen afin de ne pas perturber les exportations des entreprises nippones.

L’autre grand projet concerne le fonctionnement de l’Etat. Si le PDJ l’emporte le 30 août, la toute-puissante bureaucratie nippone sera invitée à se soumettre au bon vouloir des élus. Il s’agit de  » faire du peuple l’acteur principal de la politique « , affirme Yukio Hatoyama. Mais cette révolution-là n’ira pas sans peine, tant la réalité du pouvoir demeure, très souvent, dans les bureaux de hauts fonctionnaires anonymes. Lesquels sont décidés, pour la plupart, à conserver leur influence.

Le leader de l’opposition n’a pas le choix, cependant, s’il veut mener à bien son programme. Celui-ci prévoit pêle-mêle de substantielles allocations familiales, une baisse de 25 % des émissions polluantes du Japon d’ici à 2020 et la réduction des gaspillages de l’Etat. De tels projets suscitent la risée dans les rangs du PLD, où beaucoup dénoncent le flou entretenu par l’opposition autour du financement des mesures prévues. Le parti au pouvoir axe sa campagne sur la responsabilité et l’expérience face au supposé  » amateurisme  » de l’autre bord.

Forte participation en vue Mais ce discours de dénigrement ne passe pas, à en croire les sondages. Une enquête réalisée par le quotidien Yomiuri entre le 4 et le 6 août révèle que 95,2 % des électeurs souhaitent se rendre aux urnes, un chiffre élevé qui fait espérer une forte participation. Or 21 % soutiennent le PLD et 39,1 % le PDJ. L’alternance se profile donc. Les conservateurs ne sont pas parvenus à faire oublier un bilan où se mêlent déficits abyssaux, pauvreté grandissante, systèmes des retraites et de couverture sociale en quasi-faillite, croissance en berne…

 » On ne peut s’empêcher de douter du réalisme  » de certaines propositions du PDJ, estime le politologue Yoshinobu Yamamoto, de l’université Aoyama Gakuin.  » Mais ce sera une bonne chose pour le pays qu’un parti aille au bout de ces tentatives.  » Une fois que les Japonais auront goûté à l’alternance, ils pourraient en apprécier la saveur.

Philippe mesmer; P. M.

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