Jonathan Coe, l'écrivain des déchirements intérieurs. © F. Mantovani Gallimard

Alors, on rompt ?

Après Bienvenue au club et Le Cercle fermé, Jonathan Coe place cette fois ses personnages fétiches, la famille Trotter, au coeur des tourments d’une nation en pleine phase de rupture.

En 2010, Benjamin et sa soeur Lois se jurent d’entourer leur père Colin, car Sheila (mère et épouse) vient tout juste de décéder. Après avoir fantasmé un temps une vie idéale avec Cicely (son amour de jeunesse retrouvé), Benjamin vit seul dans un moulin à proximité du pays de Galles où il se toque d’être enfin écrivain, avec un peu de réussite puisque voilà son roman Rose sans épine nominé pour le Man Booker Prize. Lois, malgré le dévouement de son mari Chris, continue, des années après, à songer à son petit ami Malcolm, mort dans un attentat perpétré par l’IRA dans un pub. Leur fille Sophie, historienne de l’art, s’interroge sur la pertinence de son mariage avec Ian, un être si éloigné politiquement d’elle, avec des valeurs qu’elle ne partage en rien. La même question traverse la cellule familiale de Doug, journaliste de tendance gauche et vieil ami de la famille Trotter : sa fille Corry, pasionaria parfois prompte au jugement, n’accepte pas qu’il ait une nouvelle petite amie liée au Parti conservateur et a une vision très critique quant à ses positions en matière de politique d’immigration.

Cafard national

Tous sont, à l’instar de Benjamin – qui s’interroge en écoutant Adieu to Old England, de Shirley Collins – pétris de mélancolie face à ce pays où la xénophobie monte en flèche, où les vétérans des clubs de golf se plaignent désormais du politiquement correct. Où David Cameron, en décidant d’un référendum sur le maintien du Royaume-Uni dans l’Europe, a littéralement ouvert une boîte de Pandore. On croise dans ces pages Boris Johnson à bord de son bus Leave, Colin Trotter dont le dernier geste avant de mourir est de poster un bulletin de vote en faveur du Brexit au désespoir de sa famille, et d’autres personnages comme Nigel Ives (conseiller en communication de David Cameron) en grande conversation avec Doug Anderton (commentateur politique) et persuadé que le Brexit n’arrivera jamais. Dans ce cas, à quoi bon un mot pour le désigner ? Sohan, un bon ami de Sophie, est Sri-Lankais et obsédé par la question de ce qu’est l’essence britannique par excellence. Tous traversent les émeutes de 2011 ou la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Londres 2012 en s’interrogeant sur ce qu’est, au fond, leur identité tant personnelle que nationale, ce qu’ils ont gagné et cédé d’essentiel ces dernières années.

Le Coeur de l'Angleterre, par Jonathan Coe, traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par Josée Kamoun, Gallimard, 560 p.
Le Coeur de l’Angleterre, par Jonathan Coe, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Josée Kamoun, Gallimard, 560 p.

Benjamin Trotter se demande si un écrivain doit être engagé ou doit rester un  » immigrant intérieur « , se préoccupant seulement de son imagination plutôt que de la réalité citoyenne. Jonathan Coe parvient, quant à lui, à convoquer le meilleur des deux mondes. Dans Le Coeur de l’Angleterre, l’intime est bien entendu politique mais aussi sacrément caustique. Après des années de déchirements intérieurs, le romancier préfère toutefois imaginer les Trotter heureux. Puisse-t-il en être de même pour le Royaume-Uni à long terme… Car de ce côté de la réalité, trois ans après le vote, l’idée du Brexit a imprimé une déprime colossale sur ses habitants et si Boris Johnson cherche désormais à se positionner en sauveur de situation, la dernière page de l’Europe n’a toujours pas été tournée.

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