Alexander De Croo © belga

Alexander De Croo, un héros contre son meilleur ennemi le Vlaams Belang

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Ce que fait De Croo pourrait s’apparenter à jouer avec le feu, si le Belang devient si gros que gouverner sans lui créerait de gigantesques problèmes.

Parfois une carrière politique ressemble à un de ces grands jeux de plateforme. Ces longues épopées traversées à la force de la manette, sur les consoles de jeu les plus populaires des années 1990, voyaient un héros venir à bout d’adversaires toujours plus forts, et ainsi accéder à des épreuves de plus en plus compliquées. De niveau en niveau, le boss à abattre était plus rapide et plus gros, plus veule et mieux armé.

C’était avant ce qu’Alexander De Croo appelle « Le Siècle de la femme », et la récompense finale, souvent, marquait les retrouvailles bien masculinistes du héros avec une amène aimée, capturée par le grand méchant adversaire.

Il ne cherche pas à reconquérir une princesse enlevée, son costume bleu ne doit rien à la salopette du Mario de Nintendo et ses cheveux sages n’ont rien de la touffe du Sonic de Sega, mais l’Alexander de l’Open VLD a déjà vaincu quelques méchants boss, et franchi quelques rudes niveaux dans sa carrière. Allié de Paul Magnette comme Mario juché sur le dragon Yoshi, il a écarté Bart De Wever pour accéder au niveau suprême, celui du 16 rue de la Loi. Flanqué de Frank Vandenbroucke comme Sonic jadis se fit aider par un docteur Eggman qui devint son adversaire, il a terrassé un vilain virus pour franchir, c’est presque fait, une nouvelle étape. Mais il a déjà commencé à s’occuper du boss ultime.

Parfois, se taire dit davantage que parler, et c’était très clair, la semaine passée.

Celui contre lequel l’affrontement final, en 2024, pourrait non seulement décider du futur d’Alexander De Croo, mais aussi du sauvetage d’une vieille princesse nommée Belgique: le Vlaams Belang. C’est à la Chambre des représentants, le 27 mai, que le générique de début de cette partie a été formellement entonné. Le Premier ministre y répondait, en néerlandais, à trois questions d’actualité sur un sujet qui passionne la Flandre: la condamnation de militants du groupe flamingant Voorpost pour incitation à la haine et à la violence, par le tribunal correctionnel de Malines. Ils avaient brandi une bannière « Stop à l’islamisation » et distribué des tracts du même ton.

Tom Van Grieken, le président du Vlaams Belang, s'est longtemps tu sur l'affaire Jürgen Conings.
Tom Van Grieken, le président du Vlaams Belang, s’est longtemps tu sur l’affaire Jürgen Conings. « Je ne le soutiens pas », a-t-il fini par devoir dire.© belga image

A la Chambre, la cheffe de groupe Vlaams Belang, Barbara Pas, le chef de groupe N-VA, Peter De Roover, et le député indépendant bien qu’élu sur une liste N-VA, Jean-Marie Dedecker, décidèrent d’interpeller Alexander De Croo sur ce qu’ils estiment constituer une criminalisation de la liberté d’expression.

Le silence qui en dit long

Alexander De Croo s’était préparé à cet assaut. Il ficha une boule de feu tournante (une de celles qu’envoyait Mario quand il avait mangé une fleur sortie d’un point d’interrogation) dans la solide carapace de Barbara Pas. « Mevrouw Pas, ik ben ook blij om u hier vandaag te zien, na uw totale afwezigheid tijdens het debat van vorige week. Soms zegt zwijgen meer dan spreken en dat was vorige week heel duidelijk », dit alors Alexander De Croo à la Flamande, en flamand, et pour les Flamands. « Madame Pas, je suis heureux de vous voir aujourd’hui ici, après votre absence totale du débat de la semaine passée. Parfois, se taire en dit davantage que parler, et c’était très clair, la semaine passée », dit-il donc, et cette petite phrase, professée alors qu’un militaire d’extrême droite défiait toutes les forces de l’ordre du pays, marquait un virage stratégique décisif dans la première législature De Croo. Par ces mots, Alexander De Croo proclamait le début de la bataille contre le boss final, et l’identifiait pour toute la Flandre: c’est le Vlaams Belang, et lui avant tout. « Oui, c’est un tournant », reconnaît-on dans l’entourage du Premier ministre, où l’on explique que « nous entrons dans une lutte frontale avec le Belang, et l’affaire Conings vient cristalliser cette confrontation. Elle va durer jusqu’à 2024, parce que le sens même de cette coalition Vivaldi est de réduire le vote séparatiste, en prouvant que la Belgique peut fonctionner. Tout le monde dans cette majorité, aussi bien les ministres que les partis, est d’accord pour les cibler durement. »

Le dernier sondage paru en Flandre, commandé par la VRT et De Standaard, confirmait la popularité personnelle d’Alexander De Croo, tout autant que la faiblesse des partis constituant sa majorité, et la croissance de l’extrême droite séparatiste. En situant l’Open VLD et le CD&V autour des 10% et le Vlaams Belang autour des 25%, cette enquête sonnait l’alerte. Elle faisait taire, aussi, ceux qui, à l’Open VLD mais pas seulement, estimaient que cibler prioritairement le Vlaams Belang était une mauvaise idée, parce que l’extrême droite flamande était trop grosse, trop populaire, trop influente. Il n’y a aujourd’hui plus le choix, il ne reste plus au héros du jeu de plateforme beaucoup de vies à gaspiller, et Alexander De Croo et son parti, en fait, y ont intérêt.

L’establishment comme rempart

Ils y ont intérêt parce que, d’une part, on se grandit toujours à se coltiner un adversaire plus gros que soi et que, d’autre part, il est plus facile de s’attirer des sympathies lorsque l’adversaire se rend lui-même très antipathique. L’ambiguïté du Belang envers Jürgen Conings – le président Tom Van Grieken a déclaré ne pas le soutenir, mais plusieurs mandataires l’ont fait – y a contribué. La dernière interview présidentielle, le 29 mai dans De Tijd, dans laquelle Tom Van Grieken s’estimait « convaincu que dans notre société le Flamand, le chrétien, et même si vous voulez le Blanc, doivent être les facteurs dominants », a également pu choquer une partie de l’opinion flamande, certes plutôt de droite, mais que l’outrance violente peut rebuter. Alexander De Croo, héritier propret d’un ministre d’Etat, ancien consultant pour une grande société américaine, incarne l’establishment belge que honnit le Vlaams Belang. Loin de s’en départir, c’est à ce titre même qu’il va s’installer comme le principal challenger d’un parti dangereux pour la Belgique, puisque séparatiste, et manifestement pas débarrassé de toute inclination à la violence.

Le Belang a durci le ton dès les premières heures du gouvernement De Croo. Ici, sa manifestation automobile au Heysel, fin septembre.
Le Belang a durci le ton dès les premières heures du gouvernement De Croo. Ici, sa manifestation automobile au Heysel, fin septembre.© belga image

C’ est somme toute ce que firent Emmanuel Macron avec Marine Le Pen, ou même Joe Biden avec Donald Trump: se poser en ultime rempart démocratique face au danger populiste. L’exemple qui inspire directement Alexander De Croo ne vient pourtant pas de France, ni des Etats-Unis. Il est néerlandais. Aux Pays-Bas, deux partis libéraux à la fois concurrents et complémentaires (D66, plus progressiste, et le VVD, plus conservateur, du Premier ministre Mark Rutte) sont sortis gagnants des récentes législatives. Ils avaient méticuleusement construit une adversité privilégiée avec la droite extrême. « Aux Pays-Bas, Alexander Pechtold (NDLR: patron de D66 jusqu’à 2018) l’avait fait pour D66 en opposition au PVV de Geert Wilders, ce qui bénéficia à la fois à D66 et au PVV. D’une manière assez similaire, Mark Rutte, lui, s’était choisi Thierry Baudet, du Forum pour la démocratie, comme principal adversaire aux européennes de 2019, ce qui leur avait profité à tous les deux. Je m’attends à un résultat similaire avec De Croo, même s’il se confronte à un plus gros parti, ce qui pourrait s’apparenter à jouer avec le feu, si le Belang devient si gros que gouverner sans lui créerait de gigantesques problèmes », explique Cas Mudde, professeur à l’université de Géorgie et spécialiste des droites radicales.

Ce que fait De Croo pourrait s’apparenter à jouer avec le feu, si le Belang devient si gros que gouverner sans lui créerait de gigantesques problèmes.

Adresser ses projectiles au Vlaams Belang plutôt qu’à l’opposition démocratique, et construire ainsi un duel à mort avec l’extrême droite, a en effet pour Alexander De Croo le mérite d’effacer les opposants moins sulfureux. Il ne calcule même pas le PTB, qui n’est pour lui qu’un problème francophone. Et il force ainsi, en l’ignorant, la N-VA à choisir son camp, celui de l’ establishment belge ou celui de l’extrême droite séparatiste. C’est exactement ce que la N-VA, depuis plusieurs années, se refuse à faire. Le Premier ministre veut l’y obliger. Alexander De Croo saute sur la tête de ces adversaires-là pour taper sur celle du gros méchant boss qu’il veut rosser. « Jeudi dernier, depuis le banc de la N-VA où il siège, Jean-Marie Dedecker faisait des clins d’oeil aux députés du Belang. Une figure comme la sienne est une courroie entre N-VA et Belang. Et au fond, ça embarrasse davantage la N-VA que nous », dit-on encore au 16 rue de la Loi. Ce renversement stratégique avait déjà coincé la N-VA sous Charles Michel. Après avoir mené des politiques de droite, et après les avoir beaucoup présentées comme telles, surtout en matière migratoire, le gouvernement Michel éclata sur le pacte de Marrakech qui, dit le Premier ministre réformateur d’alors, rangea la N-VA « du mauvais côté de l’histoire ». Charles Michel, qui s’était servi du PTB pour ignorer le PS comme Alexander De Croo se servira du Vlaams Belang pour effacer la N-VA, ne gagna pas grand-chose à s’être finalement posé si ostensiblement du bon côté de l’histoire. Mais il ne put le faire que trois mois, pendant lesquels il donna à l’électorat l’impression de contredire les quatre années précédentes. Alexander De Croo, lui, « a encore trois ans pour le démontrer, en opposant des actes, qui prouvent que le pays peut fonctionner, à l’éloquence extrémiste des paroles du Belang ».

L’autre victoire de l’extrême droite

Le démontrer efficacement demandera non seulement un gros trésor de bilan, mais aussi, et en fait surtout, de grosses ressources de communication au locataire du 16 rue de la Loi. Il faudra aussi que les partenaires, surtout flamands, de sa coalition, acceptent de se ranger derrière son costume bleu et sa houppe sage. Or, l’unité n’est pas la principale caractéristique des premiers mois de la Vivaldi. Le gouvernement n’est même pas parvenu à convaincre de l’efficacité de son action en matière sanitaire. Le recul des contaminations à l’automne 2020 aussi bien que la hausse de la vaccination au printemps 2021 font pourtant de la Belgique un exemple européen. Mais personne ne le sait, et les communications contradictoires des partis du gouvernement fédéral ont contribué à ce floutage. Pourquoi ceux-ci, lorsqu’il s’agira de défendre des compromis autrement plus idéologiquement connotés sur l’économie, les migrations, l’énergie ou la mobilité, s’adonneraient-ils à une discipline plus stricte?

C'est à la Chambre, lors des séances plénières du jeudi, que les deux adversaires vont se toiser pendant encore trois ans.
C’est à la Chambre, lors des séances plénières du jeudi, que les deux adversaires vont se toiser pendant encore trois ans.© belga image

C’est donc, paradoxalement, de la majorité même d’Alexander De Croo que pourraient venir les plus rageuses réticences à le voir s’imposer comme le plus farouche adversaire du dernier boss du dernier niveau, celui après lequel, si l’on perd, il n’y a peut-être plus de Belgique. En Flandre, Groen et le SP.A ont aussi peu intérêt à voir Alexander De Croo monopoliser la lutte contre l’extrême droite que la N-VA à voir le Vlaams Belang s’accaparer la lutte contre l’establishment belgicain. Et le CD&V, qui ne s’est pas choisi par hasard le département de l’Asile et des Migrations, attribué au jeune Sammy Mahdi, souffrirait de se voir associé à des politiques trop apparentées « au bon côté de l’histoire ».

Entre ses alliés de maintenant et son ennemi de toujours, ce sont en effet les premiers qui, électoralement, pourraient avoir le plus à souffrir de la confrontation brutale qu’ Alexander De Croo compte engager avec les seconds. L’ennemi de fin, lui, se régale. « Quoi qu’il en soit, dès lors qu’Alexander De Croo répond au Vlaams Belang, cela signifie qu’il devra discuter des sujets mis à l’agenda politique par le Vlaams Belang, et donc moins discuter d’autres sujets, ce qui, en réalité, est une autre victoire pour l’extrême droite », estime Cas Mudde. Il est donc possible qu’Alexander De Croo et l’Open VLD profitent de cet antagonisme revendiqué avec l’extrême droite, mais il est, aussi, presque certain que le Belang en bénéficiera encore, car « une fois qu’un parti antisystème a conquis la propriété d’un sujet, et en particulier les questions de migration, la confrontation autant que l’imitation ou la coopération avec ces partis deviennent, pour les partis établis, toujours plus difficiles », résume Léonie De Jonge, dans sa thèse de doctorat sur les partis populistes de droite dans le Benelux, présentée en mai 2019, à Cambridge.

Il est vrai que pour Alexander De Croo, il vaut mieux, dans un camp nationaliste flamand qui serait contenu à 40% en 2024, un Vlaams Belang à 25% et une N-VA à 15% que l’inverse: le cordon sanitaire et le recul de la N-VA prolongeraient automatiquement le bail de l’actuelle coalition fédérale. Dans les jeux de plateforme aussi, le cynisme est parfois une arme terrible.

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