AïD EL KEBIR

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Cette année, un grand absent hantait l’Aïd el Kebir, fête du mouton. Gâteaux, poulet et chaleur humaine au menu des familles musulmanes, l’effervescence en moins

Les rues, habituellement si animées, semblent plongées dans la torpeur. Les boutiques ont baissé leurs volets; seules sont ouvertes les pâtisseries arabes et quelques boucheries, le plus souvent désertes. Ici et là, des mères de famille, les plus âgées en djellaba, traversent la rue, portant un plateau fumant, recouvert d’aluminium. Elles s’en vont, accompagnées de leurs enfants endimanchés, souhaiter bonne fête à un voisin, à un ami, parfois à un malade ou à un nécessiteux, comme l’exige la tradition. Dans le quartier de l’abattoir à Anderlecht, il règne un sentiment de déception, voire d’amertume, ce lundi 5 mars.

La communauté musulmane s’est en effet résignée, avec philosophie, à célébrer la fête du mouton… sans quadrupède bouclé. Car le hasard a voulu que l’épizootie de fièvre aphteuse se soit déclarée quelques jours avant l’Aïd el Kebir, « la grande fête » des musulmans du monde entier. Fixée cette année au 5 mars, elle commémore le jour où Dieu a mis à l’épreuve la foi du prophète Ibrahim (connu dans le monde judéo-chrétien sous le nom d’Abraham) en exigeant de lui la vie de son fils, Ismaël. Depuis toujours, chaque famille musulmane se souvient et répète le geste du patriarche en égorgeant un mouton. Cette année, cependant, en raison des menaces de fièvre aphteuse, les ministères de l’Agriculture et de la Santé ont décidé d’interdire, jusqu’au 19 mars, l’abattage, la découpe et le transport de moutons et de chèvres sur le territoire belge ( lire p.14).

Ici, dans cette famille marocaine de Bruxelles, l’ambiance n’y est pas. « C’est surtout l’odeur du mouton qui me manque », confie, mélancolique, Latifa, 50 ans, mère de 4 enfants. Une odeur saisissante, presque une fragrance envoûtante, qui s’empare rapidement des lieux. Le corps de la bête, inerte, pend pendant plusieurs heures, suspendu à une échelle dressée dans une cour ou un jardin, pour lui permettre de se vider de son sang. Un enfant, parfois dégoûté, ose quelquefois jeter un regard triste sur l’animal qu’il a câliné un peu plus tôt. Car il arrive très souvent que les bambins pleurent au moment du sacrifice. D’autres préfèrent simplement ne pas regarder, le visage enfoui dans la poitrine de leur mère.

« Le premier jour de l’Aïd, nous ne mangeons pas de viande mais seulement le foie du mouton à midi, et, ses tripes, le soir. Ce n’est que le deuxième jour que nous dégustons la viande », explique Latifa, interrompue régulièrement par les précisions de sa petite-fille, Inès, 10 ans. La grand-mère lui sourit fièrement et la félicite d’une tape affectueuse dans le dos.

Du poulet

Tôt, ce matin – à 8 h 30, la prière étant retardée -, les hommes se sont rendus à la mosquée. C’est dans la foulée qu’ils sacrifient le mouton, tournés de préférence en direction de La Mecque. Aujourd’hui, pourtant, les amis sont là plus tôt, dès la fin de la prière. Latifa les accueille d’un Ide mobarak (« Bonne fête »). Les enfants crient. Un ami, Yacine, originaire du même village, à quelques kilomètres de Tanger, prend Inès dans ses bras. Imitant le bêlement du mouton, il lance à l’enfant, un peu déçu: « Bêê, bêê… Cette année, c’est moi le mouton. » Puis glisse discrètement un billet de 2 000 francs à Latifa. « Cet argent était destiné à l’achat d’un animal – de 6 000 à 7 000 francs. Mais nous enverrons directement la somme à une femme de notre village qui vient de perdre son mari. » Les hommes s’installent dans la cuisine. Dans le premier salon, deux adolescents, en costume-cravate, tirés à quatre épingles, jouent aux échecs. Juste à côté, dans le deuxième salon, les femmes, installées en cercle autour d’une table basse sur laquelle trônent du thé et des gâteaux déposés sur des plateaux d’argent, papotent à voix haute. L’atmosphère est inhabituelle. « Je me sens un peu perdue », avoue Latifa. Elle jette un coup d’oeil à l’horloge, accrochée à côté d’un tapis de prière, qui reproduit les alentours de La Mecque. Il est 15 heures. « Normalement, à cette heure-ci, on aurait à peine fini le sacrifice. » Les conversations se concentrent, jusqu’à l’obsession, sur son interdiction et sur la fièvre aphteuse. Les femmes ne cachent pas leur inquiétude, sans cesse avivée par les informations télévisées et les images de centaines de bêtes brûlées. Latifa s’empresse de rassurer: elle a préparé une pastilla (une sorte de quiche garnie de poulet et de légumes) et des brochettes de veau. La discussion s’oriente maintenant vers les souvenirs du bled. L’esprit vagabonde. Elles se remémorent l’ambiance folle qui régnait là-bas, les jours de « grande fête ». Les heures entières à découper et à nettoyer la bête, les youyous des femmes. Et, la darbouka, ce tambour en poterie, frappé par les mains masculines jusque tard dans la nuit. Latifa sourit. Une tristesse furtive erre sur ses lèvres. Mais elle est heureuse. Tous ses enfants, ses petits-enfants, ses amis sont là, réunis.

Souvenirs d’enfance

A Molenbeek, dans le salon des El Kadiri, le temps semble s’être arrêté. Dehors, Bruxelles s’agite. Les hommes sont absents, en visite chez des amis, des voisins. Ici, chaudement calfeutré, assis dans un fauteuil moelleux, les pieds déchaussés, on boit du thé, on goûte aux gâteaux. Des versets du Coran ornent les murs. Najat Atabou, la « Madonna » du Maroc, s’égosille en stéréo. On chante, on frappe dans les mains décorées de henné, on fait danser les enfants. Un billet chiffonné de 100 francs tombe de la poche du plus petit, âgé de 3 ans. Sa grand-mère le lui remet délicatement. Dans le nord du Maroc, dont est originaire la famille El Kadiri, on offre en effet de l’argent et des cadeaux aux enfants. On les couvre également de vêtements neufs.

Ici, aussi, on évoque cette odeur, ce bruit infernal des casseroles… Ici, encore, on se rappelle l’Aïd el Kebir au pays. « C’était mon grand-père qui s’occupait du sacrifice. Doucement, le couteau dissimulé derrière le dos pour ne pas effrayer la bête, il s’approchait d’elle et l’égorgeait. Il y avait beaucoup de sang. Ma grand-mère vidait les intestins, les remplissait de viande hachée pour en faire des merguez. Deux jours après, les femmes se rendaient à la mer, presque en cortège, pour nettoyer la peau du mouton à grande eau », raconte Malika, belgo-tunisienne.

« Le sacrifice n’est pas une obligation, poursuit Aïcha, 23 ans. D’ailleurs, »en cas de pénurie », le musulman peut sacrifier un poulet. L’Aïd el Kebir, c’est surtout un jour de paix, de partage, de tolérance. Un jour de réflexion aussi, où l’on pardonne à autrui. »

Mimount, 54 ans, apporte le poulet aux olives et aux oignons. Elle s’assied, rajuste rapidement son voile. Subitement, elle pointe un doigt menaçant vers ses six filles: « Celui qui prend du rops le mange! » Elle déteste qu’on gaspille le pain, semble-t-il. Les voisins vont et viennent. Entre deux visites, Khadija, 13 ans, branche le magnétoscope. L’écran de télévision déroule le film des dernières vacances à Nador, sur la côte méditerranéenne du Maroc.

La nuit tombe. Mimount dépose, à nouveau, un repas. Du couscous au poulet, cette fois. Elle soupire. « Ils auraient quand même pu prévoir des poulets en plus. Hier, les étals étaient déjà vides. »

« Finalement, le mouton devrait toujours être interdit. De cette façon, nous donnerions, chaque année, notre argent aux pauvres », lance Aïcha, qui essuie les foudres de ses soeurs. Cet élan de générosité ne rendra cependant pas à l’Aïd el Kebir l’effervescence des vraies grandes fêtes.

Soraya Ghali

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