Agatha Christie at home

La maison de Greenway, où la romancière passait ses vacances, dans le Devon, ouvre enfin ses portes au public. Visite guidée de cette mine d’indices sur la vie, la personnalité – et l’ouvre – de la reine du crime.

de notre envoyée spéciale

The loveliest place in the world « , le plus adorable endroit du monde, disait Agatha Christie (1890-1976) de sa résidence de Greenway, dans le Devon, dans le sud-ouest de l’Angleterre. Une demeure de maître enserrée dans 125 hectares de végétation luxuriante, surplombant la rivière de la Dart. C’est ici que la célèbre romancière a passé l’essentiel de ses vacances d’été, de 1938 à 1959. Sa fille unique, Rosalind, y a ensuite vécu jusqu’à sa mort, en 2004. Auparavant, en 2000, la famille avait fait don de la maison au National Trust, fondation britannique chargée du patrimoine, qui a investi 5,4 millions de livres (un peu plus de 6 millions d’euros) pour la restaurer. Après deux ans de travaux, le public est enfin autorisé à pénétrer dans l’intimité de la reine du crime – jusqu’alors, seuls les jardins et le bois étaient accessibles.

Pour s’imprégner de l’ambiance verdoyante et paisible de l’endroit, mieux vaut y accéder par le ferry qui remonte la rivière au départ de Dartmouth. Mélange de Normandie et de Bretagne, effluves de purin et cris des mouettes, voiliers à foison, de la chlorophylle à perte de vue… Un cadre bucolique rassurant dont Agatha Christie a toujours eu besoin.  » Dans les villes, j’existe, tandis qu’à la campagne je vis « , disait-elle.

C’est non loin, à Torquay, station balnéaire chic et calme de son Devon chéri, qu’est née la benjamine de Fred et Clara Miller, un Américain et une bourgeoise excentrique, qui recevaient chez eux Rudyard Kipling et Henry James, histoire d’en imposer à la bonne société locale. La famille vit dans la grande et belle demeure d’Ashfield, pour laquelle la créatrice de miss Marple ressentira à jamais un attachement viscéral. Ashfield ou le souvenir d’une jeunesse insouciante, entourée de domestiques, au côté de sa grande s£ur, Madge, et de son frère, Monty. D’où cette passion pour les maisons : Agatha Christie en possédera jusqu’à huit ! Celle de Greenway, notre experte l’a repérée de longue date.  » C’est une maison géorgienne blanche, datant de 1780, avec des bois qui descendaient jusqu’à la Dart… La maison idéale, une maison de rêve « , s’emballe-t-elle.  » Pourquoi ne l’achètes-tu pas ?  » l’encourage son deuxième mari, l’éminent archéologue Max Mallowan.

Elle a épousé ce grand garçon, aussi brillant que timide et gauche, en 1930, après l’avoir connu en Irak, au terme d’un périple salutaire après son douloureux divorce d’avec Archie Christie. C’est ainsi qu’en 1938 l’auteure (déjà célèbre) du Meurtre de Roger Ackroyd devient (à nouveau !) propriétaire, pour la modique somme de 6 000 livres sterling, et passera de nombreux étés à Greenway – le printemps, c’est Londres, et l’hiver, les fouilles au Proche-Orient avec Max.

Deux jours après l’inauguration officielle, le 2 juin 2009, il y a foule, beaucoup de retraités. Forcément : nous sommes en semaine. Bonne surprise, la rénovation est à peine perceptible, car la maison est restée dans son  » jus « , les cannes à pêche côtoyant les commodes en acajou. Alan Perryman, l’un des guides, confirme :  » L’idée, c’est que l’endroit reste vivant, que les gens y apportent leur chaleur.  » Et d’inviter d’emblée le quidam musicien à se mettre au piano qui trône dans le salon, un Steinway quart de queue dont Agatha, grande admiratrice de Bach et de Sibelius, jouait fort bien. Elle poussait aussi la chansonnette. On apprend d’ailleurs, en lisant les  » albums de confession  » exposés dans la pièce, sorte de questionnaire de Proust, distraction rituelle à Greenway House, que l’auteure des Dix Petits Nègres rêvait de devenir chanteuse d’opéra.

Pas d’atmosphère  » panthéonesque  » ici. Au contraire, on y découvre une Agatha Christie méconnue, attachante, qui se décrit elle-même comme  » douce de caractère, exubérante, farfelue, étourdie, timide, affectueuse, dénuée de toute confiance en [soi] « . Visiter son repaire et lire son autobiographie (1) : rien de tel pour cerner d’un peu plus près le mystère de cette femme sans âge, dont les manières bonhommes et les tocades un peu frivoles ne reflétaient en rien la perversité de sa création, prompte à épingler les vices et les bassesses de la gentry.

Elle collectionnait argenterie, ivoires, montresà

Reste que cette immense demeure, très cossue, parle de lady Agatha (la reine l’a anoblie en 1971) et de ses origines. Meubles de style, objets d’art, toiles de maîtres, tapis persans du xixe siècle témoignent de l’univers victorien dans lequel elle a toujours baigné. Tout comme la quantité impressionnante de collections, disséminées d’une pièce à l’autre : argenterie, porcelaines, céramiques chinoises, ivoires, miniatures en papier mâché, en paille ou en plumes d’oie, presse-papiers en verre. Sans oublier les montres, bien sûr. Agatha en raffolait et les achetait par quatre ! Une âme de collectionneuse qu’elle tient de ses grands-parents et de ses parents, rentiers, dignes représentants de la bourgeoisie snob et provinciale d’outre-Manche, dont la romancière perpétue les valeurs, les repères. Omniprésente, la nostalgie de l’enfance…

Omniprésents aussi, les livres, 4 500 recensés. Il y en a partout, de la bibliothèque à la chambre à coucher, du salon à la cuisine, en passant par les pittoresques WC. Les étagères sont des plus éclectiques : classiques (Shelley et Tennyson aussi bien que Corneille et Molière), poèmes russes, guides de voyage, essais scientifiques et géopolitiques, encyclopédies en tout genre, polars, livres d’art, de cuisine, de botanique. Et des documents sur les poisons, of course ! Agatha Christie en connaît un rayon depuis qu’elle a travaillé à la préparation des remèdes pour les blessés de guerre, en 1916, dans la pharmacie d’un hôpital militaire. C’est précisément cette expérience qui lui donnera l’envie d’écrire des romans policiers.

Les siens, dans toutes les langues et éditions, figurent partout en bonne place, notamment dans la bibliothèque, dont les murs sont ornés d’une frise étonnante : l’£uvre du lieutenant américain Marshall Lee, qui y dépeint sa guerre et le D-Day. En effet, Greenway fut réquisitionné en 1942 par l’Amirauté et occupé par les militaires jusqu’en 1945. Agatha Christie n’a pas voulu que la frise, y compris sa femme nue, soit effacée !

Pas si pudibonde, finalement, cette madame à l’allure pourtant guindée. Elle avait aussi un sacré sens pratique. Ainsi, dans la salle à manger, un cobra sculpté en laiton (souvenir d’Egypte ?) est posé par terre, de façon à retenir la porte. Sa langue fourchue est affublée d’un bouchon de liège.  » Agatha Christie s’était griffé le mollet avec cette langue pointue en métal, elle avait résolu le problème ainsi « , raconte un gardien. Ses nombreuses valises en cuir, exposées dans le dressing de sa chambre, témoignent de son goût pour les voyages, surtout en train, de préférence sur l’Orient-Express. L’auteure de Destination inconnue ne se faisait d’ailleurs pas prier pour s’inviter aux fouilles de son mari Max, quinze ans de moins qu’elle.  » Epousez un archéologue : plus vous vieillissez, plus il s’intéresse à vous !  » aurait déclaré l’heureuse élue. Archifaux. La formule est d’un chroniqueur londonien, Beverley Nichols, qui l’a attribuée à Agatha Christie pour mieux se moquer d’elle, au grand dam de l’intéressée.

Dans sa chambre, impossible de rater le célèbre meuble qu’elle avait acheté à Damas, une commode  » énorme « , incrustée de nacre, d’ivoire et d’argent,  » le genre de meuble qui semble sortir d’un conte de fées « . Si tant d’objets de Greenway retracent la vie de sa propriétaire, on n’est pas pour autant à Disneyland. Ici, nul produit dérivé à l’effigie d’Hercule Poirot ou de miss Marple. Alors, quid de ces traces écarlates sur la moquette de la bibliothèque ? Non, ce n’est pas du sang, mais le rouge à lèvres d’une touriste qui a embrassé le sol ! Un geste que n’aurait certainement pas apprécié la maîtresse des lieux.  » A l’adulation du public qui lui fait peur, tant parfois il est agressif et un tantinet vulgaire, aux mondanités dont la vanité lui est apparue depuis longtemps, elle préfère la compagnie sécurisante des amis, de sa famille et des enfants dont elle partage les goûts, les secrets, les désirs « , souligne François Rivière dans son formidable essai Agatha Christie, duchesse de la mort (Le Livre de poche). C’est précisément ce goût pour une vie tranquille, une family life sereine qui se dégage des lieux.  » Quand j’étais petit, j’allais voir ma grand-mère tôt le matin avec mes deux éléphants en peluche et elle leur racontait des histoires, confie Matthew Prichard, le fils de Rosalind. C’est ainsi que commençait la journée à Greenway House. « 

La pendule (d’époque) vient de sonner dans le salon principal. Agatha Christie avait l’habitude d’y faire la lecture de son dernier manuscrit à ses proches, après le dîner. L’écriture, en revanche, était un plaisir solitaire, secret. Sa Remington est pourtant bien là, vaillant vestige d’une inspiration qui semblait intarissable.

Pas question pour autant de renoncer aux plaisirs de la vie. Au menu des 80 ans de dame Christie, célébrés en famille, dans la grande salle à manger, sur l’immense table en acajou George III datant de 1790 : avocats vinaigrette, homard à la crème (son plat préféré), glace aux mûres  » à la Greenway  » (son dessert favori, avec la glace au cassis), le tout arrosé de champagne Krug. Mais Agatha, elle, n’aimait pas l’alcool. Sauf pour cuisiner ! Une autre de ses passions, comme le prouvent la vaste cuisine et ses innombrables ustensiles. Et quelle gourmande, qui raffole de la crème du Devon, la vraie,  » recueillie à la cuiller en épaisses couches jaunes coiffant le lait caillé dans des jattes en porcelaine « . Last but not least, l’auteure de La Fête du potiron jardine ! Magnolias, camélias, rhododendrons, plantes exotiques s’épanouissent dans tous les coins. En contrebas, un entrelacs de sentiers boisés et escarpés (si propices à la dissimulation d’un cadavre !) mène jusqu’au  » houseboat  » qui donne sur la Dart : un bel abri à bateaux du xixe siècle où Agatha Christie, qui adorait nager, a situé le meurtre de Marlene Tucker dans Poirot joue le jeu (1956). De fait, le Devon est présent dans une quinzaine de ses romans. Et quand, pour son 75e anniversaire, son éditeur lui propose de faire imprimer une édition définitive de ses £uvres, elle propose aussitôt de l’intituler Greenway House.

(1) Une autobiographie, par Agatha Christie. Ed. du Masque, 670 p.

delphine peras

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