ADMINISTRATEURS

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Les récentes affaires Lernout & Hauspie et Sabena ont placé les administrateurs sous les feux de l’actualité. Gros plan sur ces mandataires au rôle ingrat et méconnu

Dans les salons parisiens, la formule faisait sourire. « Siéger dans un conseil d’administration, c’est la façon la plus distinguée de perdre son temps », ironisait l’ancien patron de Wagons-Lits. Quelques administrateurs regrettent peut-être cette époque où la gestion des entreprises tenait tantôt du loisir, tantôt de la médaille honorifique. On en est loin, aujourd’hui, sauf dans certaines PME et, parfois, dans le secteur associatif.

Au point que les événements qui ont récemment secoué la Sabena et, dans un tout autre contexte, l’entreprise technologique Lernout & Hauspie (L & H), ont même mis les administrateurs sur la sellette. Interpellés, épinglés pour leurs méthodes de gestion, voire sèchement critiqués pour leur passivité, ces hommes (les femmes sont rares dans le milieu), habitués à travailler dans l’ombre, clignent désormais des yeux sous les lumières des flashs et des caméras de télévision. « Leur métier est de plus en plus complexe et les actionnaires sont plus attentifs à défendre leurs droits », explique André-Pierre André-Dumont, avocat et assistant à l’UCL (1). Dans une société toujours plus procédurière, les administrateurs doivent à présent rendre des comptes. Leurs responsabilités, il est vrai, sont impressionnantes.

Chargés de la gestion d’une entreprise, marchande ou non marchande, c’est-à-dire à la fois de contrôler les comptes et l’exécution des décisions passées, et de définir les stratégies futures à mettre en oeuvre, ils détiennent un véritable pouvoir. En théorie, du moins. « En réalité, la direction prend souvent des décisions que nous avalisons parce qu’a priori nous lui faisons confiance », témoigne une administratrice familière du milieu associatif. Une confiance à double tranchant. Car si une bévue du patron est cautionnée sur papier par le CA (conseil d’administration), la responsabilité des administrateurs n’est pas mince. Ils peuvent, en effet, être poursuivis devant les tribunaux pour des faits touchant à l’exercice de leur responsabilité personnelle (faute de gestion, par exemple), de la responsabilité solidaire du conseil (violation des dispositions du Code des Sociétés ou des statuts) ou de leur responsabilité particulière (conflit d’intérêts, entre autres). Dans tous ces cas de figure, la réparation financière du dommage sera exigée. Lors d’une faillite, l’administrateur défaillant peut même être condamné à supporter tout ou partie des dettes sociales. Enfin, les membres des CA ne sont pas à l’abri d’une action au pénal, par exemple pour dépôt de faux bilans ou abus de biens sociaux.

Bigre ! Les administrateurs disposent-ils bien de toutes ces informations, lorsqu’ils acceptent leur mandat ? « Ils ne sont pas toujours conscients de leurs responsabilités, ni des risques qu’ils courent », estime Tony Vandeputte, administrateur délégué de la FEB (Fédération des entreprises de Belgique). Incontestablement, certains le sont. On les trouve dans les hautes sphères économiques, industrielles et financières du pays, et, plus précisément, dans les sociétés cotées en Bourse. « La prise de conscience du risque est proportionnelle à la taille de l’entreprise », assure Dan Cukier, directeur de la Fondation des administrateurs et vice-président du conseil d’administration de la RTBF.

Mal informés

Dans le milieu associatif, le manque d’informations sur la responsabilité des administrateurs est patent. « Quand on propose un mandat à quelqu’un, on part du principe qu’il sait à quoi il s’engage, témoigne une administratrice d’une organisation de jeunes. On ne lui remet pas le « memento des administrateurs ». Mais nul n’est censé ignorer la loi. » « Dans aucun des cinq conseils d’administration où je siège, je n’ai reçu les statuts de l’organisation », embraie Michel Genet, directeur d’une coopérative active dans le secteur de l’économie sociale.

Les administrateurs des PME, dont les CA, considérés comme une contrainte, se composent généralement de proches ou de membres de la famille, sont, semble-t-il, plus mal informés encore. « Ce sont souvent des administateurs de complaisance, explique Christophe Remon, réviseur d’entreprises et animateur de formations pour les responsables de PME. Ils tombent des nues quand, en cas de problème, leur maison est vendue, ou leur salaire, saisi. » « Ceux qui, dans les PME, ont conscience des responsabilités qu’ils prennent, sont ceux à qui il est arrivé malheur », résume Roger Mené, le président de l’Union des classes moyennes.

Prudentes, de plus en plus d’entreprises souscrivent une assurance en responsabilité civile pour (r)assurer leurs administrateurs. La formule tend à se généraliser, même si, en Belgique, le nombre d’actions en justice intentées contre des administrateurs reste limité à ce jour. « Ces procédures nuisent à l’image de l’entreprise, explique Dan Cukier. Elles privilégient donc des solutions à l’amiable. »

Appréciable et apprécié, ce parapluie ne dispense pourtant pas d’une réflexion en profondeur sur le mode de fonctionnement des conseils d’administration, dont certains, relativement inefficaces, comptent plus de 20 membres. « Globalement, les réunions des CA se passent bien, assure Tony Vandeputte (FEB). Les accidents sont plutôt rares, mais il y a des choses à améliorer. » « En Belgique, les CA fonctionnent plutôt mal, et la situation s’est dégradée au cours des quinze dernières années », tranche Eric De Keuleneer, président de la Fondation des administrateurs. En cause, poursuit-il, « le fétichisme de l’actionnaire de référence ». En d’autres termes, la mainmise du principal actionnaire de l’entreprise, susceptible d’empêcher le CA de faire son travail en toute indépendance. Pour éviter cette dérive, les règles (belges) de corporate governance (« gouvernement d’entreprise »), élaborées pour assurer le bon fonctionnement des organes de gestion et régler au mieux les conflits d’intérêts, prévoient précisément la nomination d’administrateurs indépendants au sein des CA. Pour d’aucuns, ce n’est toutefois pas suffisant. « Il faudrait réfléchir à une législation qui permette à nouveau aux entreprises de se développer librement, quelle que soit la structure de leur actionnariat », plaide Eric De Keuleneer.

Dans tous les cas, les administrateurs ne peuvent assurer leur mission que s’ils sont correctement informés par la direction, chargée de la gestion quotidienne de l’entreprise. Or ce n’est pas toujours le cas. L’administrateur consciencieux doit donc multiplier ses sources d’informations et ses contacts. « Pour nous prononcer sur un investissement de plusieurs milliards de francs, nous avons reçu en séance, pour toute information, un document de 3 pages, à la fin de la soirée, alors que nous devions décider le jour même ! » soupire un administrateur public.

Certes, tous les administrateurs ont le droit d’exiger des informations complémentaires, de convoquer des experts ou de faire acter leur refus du projet au procès-verbal de la réunion. Mais ils sont manifestement nombreux à laisser faire. Lassitude, méconnaissance du secteur, calcul politique, isolement au sein du CA, résignation face à un administrateur délégué peu amène, bien des éléments humains, donc irrationnels, viennent fausser le fonctionnement des conseils.

En revanche, d’autres directions et d’autres administrateurs parviennent à établir un dialogue véritablement constructif, dans un climat basé sur la confiance et la complémentarité. « Cette confiance doit être réciproque, affirme Robert Tollet, président de la SFP (Société fédérale de participations) et administrateur chez Fortis. Il faut que le courant passe, de telle manière que personne ne soit l’otage de l’autre. »

« Personnellement, j’ai toujours voulu m’entourer d’administrateurs forts, expérimentés et indépendants, qui soient capables de me donner un autre éclairage sur l’entreprise, explique Luc Willame, administrateur délégué de Glaverbel et titulaire de plusieurs mandats d’administrateur. En réalité, j’attends d’eux qu’ils m’embêtent. Dans mes fonctions d’administrateur, je peux aussi embêter un patron, même s’il est difficile de réorienter une décision qu’un directeur a déjà prise dans son for intérieur. Les CA ne se passent donc pas toujours très bien. Mais nous sommes entre personnes civilisées… »

Mus par des raisons personnelles, par l’envie de faire progresser l’entreprise et l’intérêt collectif, par la soif de pouvoir, le désir d’apprendre ou le besoin de reconnaissance, les administrateurs peuvent aussi redouter l’inactivité, lorsque sonne l’heure de la retraite, ou aspirer à une reconversion à la fin d’un mandat politique ou syndical. Enfin, pourquoi seraient-ils sourds aux sirènes de l’argent ? Quelques chiffres: les 18 administrateurs de Fortis ont gagné, ensemble, 360 millions de francs, en 1999 et les 9 administrateurs de Colruyt, 167 millions. Chez Delhaize, les 10 administrateurs se sont partagé 37 millions. A la SNCB, un administrateur est payé 27 000 francs par mois.

Un oiseau rare

Soucieux de jouer la transparence, 6 sénateurs de la majorité gouvernementale viennent de déposer une proposition de loi visant à révéler publiquement les revenus (salaire, jetons de présence, stock options, avantages en nature…) des patrons et administrateurs de sociétés belges cotées en Bourse. Actuellement, seule la rémunération globale des administrateurs, qu’ils soient actifs (comme l’administrateur délégué), non actifs, ou indépendants (c’est-à-dire non mandatés par un actionnaire en particulier) doit être rendue publique. La nécessité de ces rémunérations n’est pas remise en cause: après tout, les administrateurs travaillent. Pourtant, dans les PME, où les membres du CA sont généralement les fondateurs de l’entreprise, aucune rémunération particulière n’est prévue pour ces mandats-là. Et dans l’associatif ? Vive le bénévolat !

Payées ou non, toutes ces prestations ont un autre prix, celui du temps dévolu aux préparations et aux réunions des conseils. En ligne de mire: les mandats multiples. « On ne peut pas assumer 10, voire 20 mandats importants dans des CA, s’indigne Philippe Defeyt, secrétaire fédéral d’Ecolo. Mais le nombre de gens compétents et disponibles pour assumer des tâches aussi complexes est réduit. » On prend donc toujours les mêmes. Néanmoins, la question de la limitation du nombre des mandats, privés et publics, est posée. La FEB, partisane de l’autorégulation au cas par cas, n’y est pas favorable. « Le cumul est pourtant un réel problème, insiste Bernard Thuysbaert, de Deminor, la société spécialisée dans la défense des actionnaires minoritaires. Le problème est plus aigu encore lorsqu’il s’agit de mandats croisés. »

A contrario, certains administrateurs exercent des mandats qui « se nourrissent » mutuellement; d’autres disposent de puissantes équipes de collaborateurs; les derniers, enfin, sont plus efficaces que la moyenne.

Une question de formation ? « La fonction d’administrateur devrait être considérée comme un véritable métier, estime Eric De Keuleneer, qui songe, avec la Fondation des administrateurs, à une certification pour les administrateurs qui le souhaitent. La législation devrait être plus claire sur leurs droits, leurs devoirs et leur déontologie, comme sur ceux des réviseurs d’entreprises, d’ailleurs. » Davantage de professionnalisme, en évitant toutefois le piège du corporatisme.

« Si les CA étaient plus professionnels, il y aurait moins de faillites, certifie Christophe Remon. Philippe Defeyt (Ecolo) avance l’idée d’une école pour administrateurs publics. « L’école ne garantirait pas tout », répond-on à la FEB. « Ne fermons pas les CA à ceux qui n’auraient pas été « formés » », renchérit l’avocat André-Pierre André-Dumont. Car l’administrateur idéal est d’abord expérimenté, ce qui ne s’apprend guère. Il est, en outre, féru d’économie et de finances, dispose d’une connaissance suffisante du secteur d’activité de l’entreprise, d’un sens certain de l’anticipation et d’un épais carnet d’adresses. Autant jouer sur les complémentarités des membres du conseil que chercher cet oiseau rare. Surtout que l’affaire L & H a donné à réfléchir, dans les salles de réunion. « La peur des attaques en justice est plus présente qu’auparavant », jure un administrateur. Pas au point de vider les volières.

(1) Coauteur du Guide pratique du conseil d’administration et de l’assemblée générale (éditions de la Chambre de commerce et d’industrie).

Laurence van Ruymbeke

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