« Adam Smith avait tout prévu « 

 » Pour sauver le capitalisme, il faut encadrer les capitalistes « , assure Eric De Keuleneer, administrateur délégué de Credibe, professeur à Solvay. La crise ne remet pas les théories du célèbre auteur de La Richesse des nations en question. Démonstration.

Adam Smith, philosophe et économiste écossais du xviiie siècle, est considéré comme l’un des pères du libéralisme économique. Il écrit notamment dans La Richesse des nations qu’il faut laisser faire les marchés : ils trouvent naturellement leur équilibre, l’Etat ne doit pas les entraver. Ils offrent un cadre dans lequel chacun peut poursuivre son intérêt particulier, et cela va dans le sens de l’intérêt général. On pourrait croire que la crise actuelle dément ce credo, mais Eric De Keuleneer assure le contraire.

Le Vif/L’Express: Aujourd’hui, on entend dire qu’Adam Smith s’est fourvoyé. Vous n’êtes pas d’accord avec cette idée…

>Eric De Keuleneer : Au contraire, il avait tout prévu. Il n’avait certainement pas rejeté les règles, et surtout pas les règles de concurrence, ni les règles de déontologie professionnelle. Il avait dit que dans un marché où règnent la concurrence et la transparence, le profit dépend assez directement de la création de valeur. Malheureusement, dans de nombreux marchés, et en particulier les marchés financiers, ces deux éléments font cruellement défaut. Il n’y a pas assez de transparence, l’information financière est opaque en raison de la complexité des produits financiers et de la domination de certains acteurs, et la publicité est non seulement imparfaite mais aussi parfois carrément mensongère.

La concurrence est-elle donc faussée ?

>L’augmentation de bien-être depuis deux siècles est incontestable. Mais dans de nombreux secteurs, dont le secteur financier, il n’y a pas assez de concurrence. Les institutions financières sont devenues bien trop grandes et trop puissantes. La taille a été considérée comme un avantage en soi. Adam Smith nous en prévient : les gens d’affaires ont tendance à conspirer pour éviter la concurrence. Cela se fait, par définition, contre l’intérêt général, et l’intérêt général justifie des mesures réglementaires pour défendre la concurrence. Smith affirme que des bénéfices systématiquement élevés sont plutôt le signe d’une économie malsaine. S’il n’y a pas suffisamment de concurrence et de transparence, le profit risque d’être trop élevé, et de résulter d’abus de marché et de manipulations. Ceci est caractéristique du secteur financier depuis dix ou quinze ans, mais aussi de celui de l’énergie, notamment.

L’intérêt général a été oublié en faveur de l’intérêt des  » princes  » ?

>A mes yeux, il est encore vrai, aujourd’hui, que lorsque chacun recherche son intérêt personnel dans un marché concurrentiel et transparent, cela maximise l’intérêt général. Cela dit, Adam Smith conçoit la recherche d’un intérêt personnel (recherche de bons produits, de bons marchés…) comme plus large que le simple enrichissement, et incluant dans de nombreux cas le sentiment altruiste. Le système économique ne doit pas reposer là-dessus, recommande-t-il. En fait, il espérait que l’être humain serait un jour mûr pour une société fondée sur l’altruisme, mais, comme il était réaliste, il proposait de commencer par l’intérêt personnel canalisé dans des marchés transparents.

Quand la dérive a-t-elle commencé ?

>Un élément quasi inexistant du temps de Smith est apparu en force depuis le xxe siècle : l’entreprise  » institutionnelle « , dirigée par des professionnels qui n’en sont pas propriétaires. Ces dirigeants risquent de poursuivre leur intérêt personnel plutôt que celui de l’entreprise (au contraire de l’entrepreneur-gestionnaire-propriétaire, dont l’intérêt se confond avec celui de son entreprise). Ce gestionnaire professionnel n’est qu’un « agent » au service de l’ensemble des actionnaires – raison pour laquelle les économistes parlent du  » problème d’agence « . C’est une vraie rupture dans la logique d’Adam Smith : des acteurs majeurs du marché, les entreprises institutionnelles, ne sont pas nécessairement administrées dans leur propre intérêt.

Cette rupture n’invalide pas l’analyse d’Adam Smith. Au contraire, il s’était rendu compte que les gestionnaires professionnels, par exemple ceux qui administraient, à l’époque, les grandes compagnies coloniales, risquaient d’amener négligence et conflits d’intérêts, et que ces compagnies vivaient sur des monopoles néfastes. En 1720, déjà, les entreprises institutionnelles avaient fait du dégât ; jusqu’au milieu du xixe siècle, leur création sera rendue légalement très difficile et, pendant tout ce temps, l’activité économique reposera sur un capitalisme personnel et familial. Par la suite, les entreprises institutionnelles se sont multipliées.

Grands travaux d’infrastructure pour les chemins de fer et conquête des Etats-Unis n’y sont sans doute pas étrangers…

>Effectivement. Le capital anglo-américain repose notamment sur des entreprises institutionnelles très puissantes. Theodore Roosevelt, au début du xxe siècle, dit clairement qu’il faut distinguer le capitalisme des capitalistes. Pour sauver le premier, il faut mieux encadrer les seconds. Les premières lois antitrust apparaissent alors, visant en particulier les magnats du pétrole. Mais, dans l’euphorie des années 1920, les réglementations sont affaiblies. La crise de 1929 en sera la conséquence. Les Etats-Unis prennent ensuite un certain nombre de mesures législatives contre les abus de pouvoir, en encadrant l’activité bancaire et le rôle d’actionnaire financier. Les banques de dépôt ne peuvent plus faire d’opérations risquées, ne peuvent plus détenir d’actions, et les banques de marché ne peuvent faire de dépôt. On ressent alors une volonté claire d’imposer, à nouveau, une certaine moralité.

Aujourd’hui, l’éthique a à nouveau disparu, c’est préoccupant. Adam Smith pensait que les personnes opérant dans les affaires avaient intérêt à être éthiques, car c’était rentable pour eux à long terme. Mais il raisonnait dans un environnement où les rapports étaient personnels. A présent, il existe trop peu de règles déontologiques contraignantes en finance, trop d’anonymat dans les grandes banques institutionnelles et dans les transactions financières. Trop de gens se sont enrichis en bafouant l’éthique.

Des motifs de garder espoir ?

>Oui, même si la crise sera encore longue. Il faut revenir à un principe de base : les marchés sont bénéfiques pour l’économie, mais il faut les préserver en renforçant la transparence et la concurrence. C’est ainsi qu’il faut se méfier des fusions et acquisitions : elles ont souvent pour but d’amoindrir la concurrence, et pour conséquence d’accroître la taille d’entreprises institutionnelles mal contrôlées. Les marchés financiers n’ont pas démérité mais ils ont été très mal servis, entre autres par les banques, les courtiers, les agences de notation… Ces organisations ont souvent manqué de vue à long terme et sacrifié leur éthique et leur crédibilité parce que leurs dirigeants étaient encouragés – par des bonus et autres rémunérations perverses – à s’enrichir à court terme. Il faut aussi renforcer la transparence et ramener en Bourse toutes les opérations financières, revoir la gouvernance des entreprises institutionnelles, avoir le courage de dénoncer les dérives. Transparence, concurrence et éthique doivent être au centre des préoccupations. Comme l’écrivait déjà Adam Smith…

didier grogna

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