À SARAJEVO, L’ESPOIR VIENT DU GOLFE

Vingt ans après le siège de la capitale bosniaque, les touristes arabes arrivent par dizaines de milliers et investissent dans l’immobilier. Les habitants, musulmans modérés en majorité, en ont vu d’autres.

Dans le village de Hadzici, les visiteurs ont longtemps été rares. C’est dommage. A l’ombre des pommiers, les chemins de terre y traversent un paysage de carte postale : la vallée verdoyante, égayée par les chants des oiseaux, s’étend jusqu’aux flancs enneigés du majestueux mont Igman. Seul le bruit des coups de marteau, au loin, annonce le tumulte à venir : des ouvriers mettent la dernière main à un nouveau complexe touristique. Il suffira d’une demi-heure en voiture, depuis la capitale de la Bosnie, pour rejoindre le Sarajevo Resort et ses 160 villas, son lac artificiel, ses deux piscines intérieures, son restaurant et ses terrains de sport. Financé par une entreprise du Koweït, l’ensemble comprendra aussi un  » espace de prière  » et un supermarché halal.

Dans la région, les projets immobiliers destinés aux touristes du Golfe sont de plus en plus nombreux. Non loin de Hadzici, les travaux avancent pour le Sarajevo Adrenalin Park, parcours d’aventures pour petits et grands, édifié par une entreprise de Dubaï, et le Tarcin Forest Resort, ensemble résidentiel de luxe, construit au coeur de la forêt par un consortium majoritairement saoudien.

Vingt ans après le siège de Sarajevo et la guerre interethnique qui déchira l’ex-Yougoslavie (140 000 morts), la Bosnie attire des touristes arabes par dizaines de milliers. Ce pays, l’un des plus pauvres d’Europe, accueille des vacanciers victimes, à leur tour, de la guerre et de l’instabilité dans leurs lieux de séjours favoris : Syrie, Liban, Egypte, Tunisie… Pourquoi la Bosnie ?  » La beauté des paysages les attire en premier, explique Mohamed Hendash, directeur de l’agence immobilière Al-Suwaidi & Al-Khaja. Et puis ils se sentent les bienvenus : la présence de mosquées et de restaurants halal achève de les convaincre.  » 40 % des 3,8 millions d’habitants sont musulmans.

Un Coran sur la table du salon

Dans les rues de la capitale, la vue de ces curieux visiteurs aux barbes fournies et de leurs épouses, parfois couvertes de la tête aux pieds, n’attire même plus les regards. Dès les beaux jours, beaucoup pique-niquent en famille, sous les arbres, près de la rivière Bosna, quitte à interrompre le repas pour la prière. D’autres parcourent les allées du Sarajevo City Center, un complexe commercial construit avec des capitaux saoudiens et inauguré en 2014. Dans le quartier d’Ilidza, proche de l’aéroport, quelques rues rappellent Beyrouth : l’écriture arabe s’étale sur les vitrines des magasins, parfois à l’exclusion de toute autre langue. A la nuit tombée, les visiteurs du Golfe rejoignent parfois l’hôtel Hollywood ou l’hôtel Bristol, qui ne vendent ni alcool ni porc.

Depuis 2010, les procédures de visa ont été simplifiées pour les ressortissants de la plupart des pays du Golfe. Des vols directs relient Sarajevo à Dubaï, à Doha (Qatar) et à Charjah, aux Emirats arabes unis : près de 25 000 visiteurs de la région ont visité la Bosnie l’an dernier, sur un total de 360 000.  » Ils ne sont pas les plus nombreux, mais ils dépensent davantage que les autres, explique une porte-parole de l’office de tourisme de Sarajevo, Asja Hadziefendic-Mesic. Outre les frais d’hôtellerie et de restauration, ils dépensent au moins 150 euros par jour et créent de l’emploi : chaque famille utilise les services d’un chauffeur et d’un interprète.  »

La loi empêche les ressortissants du Golfe de devenir propriétaires d’un bien immobilier ou foncier ; ils bénéficient d’un simple bail à long terme. Mais le marché explose : en quatre ans, le prix des terrains qui offrent une vue dégagée a doublé autour de Sarajevo. Les promoteurs ciblent les familles arabes à la recherche d’un bien en Europe, mais qui n’ont pas les moyens de s’offrir un appartement à Paris ou à Londres. Ici, une villa avec trois chambres revient à 200 000 euros environ. Et les résidences de tourisme  » spécialisées  » offrent un plus à ces clients un peu particuliers : ils s’y sentent  » entre eux « . Dans la villa témoin du Sarajevo Resort, le promoteur a fait poser un Coran sur la table basse du salon.

Mais qu’en pense le maire de Hadzici ? A-t-il hésité avant de vendre le terrain et d’approuver la construction du Sarajevo Resort ? Assis dans la salle du conseil municipal, Hamdo Ejubovic est heureux d’accueillir un journaliste français :  » Vous et moi, nous sommes européens, explique-t-il. Nous n’avons même pas besoin de nous adresser la parole pour le savoir. Chez moi, tout le monde est le bienvenu : Français, Allemands, Italiens, Arabes, Russes, Chinois, Eskimos… cela m’est égal. Mais les seuls à faire le déplacement et à investir 25 millions d’euros, ce sont les ressortissants du Golfe. Le conseil municipal a approuvé le projet à l’unanimité et l’argent a permis de doubler le budget. L’an dernier, nous avons réparé les routes, étendu l’éclairage public, raccordé tous les foyers à l’eau… Avez-vous vu combien le Qatar est prêt à débourser pour recruter un joueur de football ? Je préfère que cet argent bénéficie à ma commune et crée des emplois.  »

 » Si le Moyen-Orient s’enflamme…  »

A une vingtaine de kilomètres de là, une autre société du Golfe achève un ensemble résidentiel dans le village de Blazuj. Les travaux ne sont pas terminés, mais la plupart des lots sont déjà vendus. Et nombre d’acquéreurs n’ont même pas fait le déplacement…  » Il suffit parfois qu’ils aient regardé une vidéo sur Internet, confirme Ali, touriste du Koweït et habitué des réseaux sociaux. Ils découvrent alors les minarets de la vieille ville ottomane à Sarajevo, mais aussi les jardins publics, les forêts, les rivières, les cascades, les stations de ski… Même s’ils ont déjà acheté une propriété ailleurs en Europe, ils se laissent tenter par la Bosnie car les prix sont irrésistibles. Et puis, c’est un pied-à-terre supplémentaire qui pourrait se révéler utile, si le Moyen-Orient s’enflamme…  »

C’était inévitable : l’intérêt soudain de la clientèle arabe pour la région a fini par provoquer des rêves de grandeur. Une entreprise des Emirats arabes unis, Buroj Property Development, se fait fort de bâtir une ville entière dévolue au tourisme, sur un terrain de 137 hectares, au pied de la Bjelasnica, l’une des cinq montagnes qui entourent Sarajevo.  » Il y aura des milliers de villas, plusieurs hôtels, un centre commercial et un hôpital « , précise Ismail Ahmed, président de la société. Mais beaucoup doutent de la viabilité du projet :  » Je le croirai quand je le verrai « , soupire un habitant de la capitale. Plusieurs fois reportés, les travaux n’ont pas commencé.

Durant le siège de leur ville par les ultranationalistes serbes, entre 1992 et 1995, les habitants de Sarajevo n’ont cessé de proclamer leur attachement à la diversité culturelle et religieuse, tandis que leurs agresseurs prônaient un  » nettoyage ethnique « , méthodique et terrifiant. Aujourd’hui, sur Internet, certains dénoncent une  » invasion « . Un magazine, en septembre 2015, a même titré :  » La bande de Gaza de Sarajevo « , au risque de créer un amalgame entre de paisibles touristes et les groupes de djihadistes, actifs dans quelques villages du nord du pays. L’islam radical est une réalité en Bosnie : les armes qui ont servi aux attentats à Paris, en janvier et en novembre 2015, provenaient d’ici, et plusieurs centaines de combattants armés auraient rejoint, en Syrie, le groupe Etat islamique. Mais les pères de famille arabes qui déjeunent aux terrasses de Sarajevo ont d’autres passions, assure un restaurateur :  » Certains nous interrogent sur les filles et nous demandent de leur servir discrètement du vin rouge dans des bouteilles de Coca-Cola !  »

Salafistes et wahhabites envahissants

Au lendemain de la guerre, de nombreux Etats du Golfe ont acheminé de l’aide humanitaire en Bosnie et financé la reconstruction des bâtiments et des mosquées. La plus emblématique d’entre elles, dédiée au roi Fahd d’Arabie saoudite, attire de nombreux fondamentalistes. Mais la plupart des Bosniens ne semblent guère craindre une vague salafiste :  » Des jeunes ont bien provoqué quelques incidents dans des mosquées, reconnaît un imam, mais la situation est calme depuis près d’un an.  »

Pourtant, Esad Durakovic, professeur de langue et de civilisation arabes à l’université de Sarajevo, s’avoue inquiet :  » Nous autres, les Bosniens autochtones, nous sommes des Européens, ouverts et tolérants. Je crains que l’arrivée en masse d’Arabes du Moyen-Orient ne finisse par modifier notre mode de vie. Alors que les jeunes les plus brillants fuient ce pays à la première occasion, car ils n’y voient aucun avenir, nous voilà envahis par des salafistes et des wahhabites. Partout, on assiste à un retour du religieux. Cette région du monde, lieu de rencontre historique entre chrétiens et musulmans, n’y échappera pas. Les criminels de guerre serbes qui ont mené le siège de Sarajevo n’ont cessé de nous décrire comme de dangereux musulmans extrémistes. Je ne veux pas que ces nouveaux venus du Golfe leur offrent le moindre prétexte pour avoir raison. « .

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL MARC EPSTEIN; AVEC MERSIHA NEZIC

L’intérêt soudain de la clientèle arabe pour la région a fini par provoquer des rêves de grandeur

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