A qui profite le crime ?

Sanglants et spectaculaires, les attentats de Mumbai (ex-Bombay), capitale économique du pays, ont été ressentis à la manière d’un 11 septembre. Premier accusé : un groupe armé pakistanais, proche d’Al-Qaeda. Entre Delhi et Islamabad, la tension renaît.

De notre correspondant

Pendant près de soixante heures, la semaine dernière, la capitale économique indienne s’est transformée en véritable zone de guerre. Terroristes suicidaires, civils coincés par centaines dans les fusillades, prises d’otages, explosions en série, le tout en plein centre-ville : trois jours durant, le monde entier est resté collé aux écrans de télévision, totalement abasourdi par l’ampleur du carnage en cours à Mumbai (anciennement Bombay).

Rodé jusqu’au moindre détail, le scénario était digne d’un film d’action. Arrivés en bateau, les commandos terroristes ont d’abord attaqué à l’arme automatique plusieurs cibles dans le c£ur historique de la ville, avant de se rabattre sur les deux plus célèbres hôtels de la mégapole, le Taj Mahal et l’Oberoi Trident, où se trouvaient des centaines de clients, tant indiens qu’étrangers. Lourdement armés et manifestement prêts à mourir, les islamistes ont ensuite tenu en échec les forces spéciales pendant de longues heures, ripostant à leurs assauts à coups d’AK 47 et de grenades, avant d’être finalement abattus. Un autre groupe avait, de son côté, pris en otages sept ressortissants israéliens dans un centre culturel juif situé à proximité. Bilan : 188 morts, plus de 300 blessés, et un pays entier sous le choc.

Une attaque suicide qui visait tant les Indiens que les Occidentaux

Bien que l’Inde soit depuis longtemps habituée aux attentats terroristes, elle n’avait en effet jamais connu un tel traumatisme. Une attaque contre le poumon financier et commercial du pays, tout d’abord, incarnation du boom économique des dernières années et vitrine internationale de l’Inde moderne. Une attaque suicide particulièrement audacieuse, ensuite, qui visait pour la première fois tant les Indiens que les Occidentaux. Une évolution inquiétante, qui risque d’ailleurs d’avoir un impact direct sur le tourisme, et probablement aussi sur le monde des affaires.  » Les décisions d’investissements futurs dépendront avant tout de l’impact sur l’économie réelle, mais, dans l’immédiat, il est clair que l’Inde va remonter dans la liste des pays à risque « , estime le patron d’une multinationale française en Inde.

En attendant, la vie a repris ses droits à Mumbai. Dans cette jungle urbaine de 18 millions d’habitants, dont un tiers vivent dans des bidonvilles, rares sont en effet ceux qui peuvent s’offrir le luxe d’interrompre la routine. La volonté de ne pas céder aux terroristes, aussi, en anime plus d’un, comme cet homme aperçu aux abords du Taj Mahal, au lendemain de l’attaque, avec une pancarte proclamant :  » Vous ne pourrez jamais nous battre.  » Les embouteillages sont donc de retour, et la gare Victoria Terminus, où une cinquantaine d’innocents ont été abattus, est à nouveau prise d’assaut par les dizaines de milliers d’employés de bureau qui rejoignent chaque jour le centre-ville. De fait, Mumbai a une certaine expérience de la violence : une série d’explosions suivie d’émeutes interconfessionnelles y avait fait plus d’un millier de morts en 1993, et elle a été visée à plusieurs reprises par des bombes, notamment en juillet 2006, lorsque 186 personnes avaient été tuées dans des trains de banlieue.

L’attaque de la semaine dernière marque cependant un tournant, pour la ville comme pour le pays.  » Il y a un saut qualitatif, d’abord par l’ampleur du carnage, ensuite par le caractère symbolique des cibles visées « , note Ajai Sahni, expert en terrorisme à l’Institute for Conflict Management, à New Delhi. Les Indiens parlent d’ailleurs déjà du 26 novembre comme de  » leur  » 11 septembre, et le mécontentement gronde contre l’incapacité des services de sécurité à empêcher la multiplication des attentats à travers le pays. Vu le tollé, le ministre de l’Intérieur a d’ores et déjà été contraint à la démission. D’autres têtes pourraient tomber. A six mois des élections générales, le parti du Congrès, au pouvoir depuis 2004, a grand besoin de trouver des boucs émissaires pour convaincre les électeurs qu’il ne néglige pas la sécurité nationale.

Les musulmans indiens éprouvent un sentiment d’injustice

Jeunes, rasés de près et bien entraînés, les preneurs d’otages n’avaient paradoxalement aucune revendication précise à faire valoir. L’un d’entre eux s’est contenté d’affirmer au téléphone que  » les musulmans en Inde ne devraient pas être persécutés « . Une référence au ressentiment de la minorité religieuse, forte de 140 millions de fidèles, face au sort qui lui est réservé dans la plus grande démocratie du monde. Les musulmans se trouvent en effet au bas de l’échelle sociale, et sont confrontés depuis quinze ans à la montée en puissance des mouvements nationalistes hindous, lesquels n’hésitent pas à jouer sur les tensions interconfessionnelles à des fins politiques. Les pogroms qui avaient fait plus de 2 000 morts il y a six ans dans l’Etat du Gujarat sont encore frais dans les mémoires. Et le sentiment d’injustice est omniprésent, puisque les autorités locales, aux mains des nationalistes hindous, avaient fermé les yeux, voire encouragé ces massacres.

Avec la multiplication des attentats islamistes, les musulmans font aussi les frais de raids policiers souvent musclés, accentuant le sentiment d’injustice vécu par une communauté qui, dans son ensemble, est loin d’être radicale. Après avoir longtemps accusé les groupes pakistanais combattant au Cachemire d’être à l’origine de toutes les actions terroristes commises sur son territoire, l’Inde a d’ailleurs récemment dû se rendre à l’évidence : il existe, au sein même du pays, un terreau fertile pour recruter des poseurs de bombes. Avant Mumbai, les attentats les plus récents ont ainsi été attribués à des ressortissants indiens affirmant vouloir venger leur communauté  » harcelée « .

Cette fois, pourtant, New Delhi n’a même pas attendu la fin du siège pour montrer du doigt son voisin et rival. Motif : l’attaque de Mumbai est trop sophistiquée pour être le fait de  » locaux « . Dans ce contexte, tous les regards se tournent vers un groupe armé pakistanais bien connu dans la région : le Lashkar-e-Tayyeba (LeT, Armée des purs), considéré comme le seul capable d’orchestrer une opération d’une telle ampleur (voir page 70, l’interview de Laurent Gayer). D’abord parce que le seul assaillant arrêté vivant est de nationalité pakistanaise, mais aussi parce que le LeT est spécialiste des attentats-suicides par des commandos de fedayins. Son implication pourrait enfin expliquer le choix de cibles étrangères. Bien qu’il ait jusqu’ici focalisé son action sur le Cachemire, le LeT appartient en effet à la nébuleuse Al-Qaeda. Lorsque les talibans étaient au pouvoir à Kaboul, les combattants des deux groupes s’entraînaient dans les mêmes camps, et l’un des plus proches lieutenants de Ben Laden, Abou Zoubaida, a été arrêté au Pakistan en 2002 chez un membre du LeT.

La rhétorique guerrière renaît dans l’armée

Ces derniers jours, le ton est donc sérieusement monté entre New Delhi et Islamabad. Car, si l’Inde ne va pas jusqu’à accuser l’Etat pakistanais d’être directement impliqué, elle a toujours affirmé que ses services secrets soutenaient en coulisses les groupes armés qui combattent au Cachemire.  » Si le LeT est impliqué, alors les services pakistanais le sont aussi « , affirme sans hésiter Ajai Sahni. Le bruit court d’ailleurs déjà que New Delhi envisagerait de rompre le processus de paix en cours depuis 2004 avec Islamabad, lequel, bien qu’il n’ait pas vraiment donné de résultats, a au moins le mérite de maintenir en vie le dialogue entre les deux voisins nucléaires. Certains estiment que ce pourrait d’ailleurs être l’un des objectifs de cette attaque. D’autant que le dernier attentat d’envergure attribué au LeT – contre le Parlement fédéral, fin 2001 – avait failli déclencher une nouvelle guerre entre les deux frères ennemis d’Asie du Sud.

De son côté, le Pakistan nie évidemment toute implication, soulignant qu’il est lui-même victime du terrorisme islamiste.  » Même si les assaillants sont liés au LeT, qui croyez-vous que nous combattons ?  » a ainsi lancé le président Asif Ali Zardari le week-end dernier, tout en promettant d’agir si New Delhi lui fournissait des preuves d’une implication pakistanaise.

Au sein de l’armée, la rhétorique guerrière commence cependant à refaire surface, plusieurs officiers ayant laissé entendre ces derniers jours que, si la tension remontait sur la frontière indienne, ils n’hésiteraient pas à y transférer les troupes déployées sur la frontière afghane dans le cadre de la lutte contre Al-Qaeda et les talibans. Un scénario catastrophe pour les Etats-Unis, qui se retrouvent une nouvelle fois tiraillés entre leur  » allié stratégique  » indien et leur dépendance envers le Pakistan pour mener à terme la chasse à Al-Qaeda. Situation d’autant plus délicate que l’Inde, longtemps considérée comme un cas à part, apparaît désormais comme une victime du terrorisme international, au même titre que les Etats-Unis et l’Europe.

Pierre Prakash

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