A qui appartient Paris ?

Longtemps, l’aristocratie et le clergé se sont partagé la capitale française. Aujourd’hui, les copropriétaires sont majoritaires devant les rentiers, en perte de vitesse, et la Mairie, qui ne cesse d’accroître son emprise.

C’est l’histoire d’un drôle de cafouillage. En 2003, l’Etat vend l’un de ses fleurons, l’Imprimerie nationale, au fonds américain Carlyle, pour 85 millions d’euros. Moins de quatre ans plus tard, le ministère des Affaires étrangères, à l’étroit dans ses locaux, recherche un lieu. Il décide de racheter la vénérable institution au même fonds, mais pas au même prix : le chèque s’élève, cette fois, à 376 millions d’euros. Soit, pour l’Etat, une perte sèche de 291 millions !

Cet exemple édifiant illustre bien la folle décennie qu’a traversée la propriété dans la capitale, entre flambée des prix de l’immobilier, arrivée des investisseurs étrangers, achat en masse des Parisiens et désengagement de l’Etat et des institutionnels. Et même si, en dix ans, la tendance ne s’est pas inversée, son exacerbation a, malgré tout, changé la physionomie de Paris, si l’on en croit Patrice de Moncan, auteur d’une étude passionnante sur les propriétaires de la capitale de l’Hexagone en 2008.

La pierre se démocratise

La Ville lumière en a pourtant vu d’autres ! Au cours des siècles, elle a subi des changements radicaux. Avant la Révolution, le clergé et l’aristocratie se partageaient Paris. Après 1789, la donne est bouleversée : l’Eglise voit une partie de ses biens confisqués et les nobles s’exilent. Plus tard, le baron Haussmann exproprie de nombreux habitants pour mener à bien ses grands travaux. Enfin, la pierre se démocratise : après guerre, les petits propriétaires se multiplient.

En 2009,  » Paris appartient aux Parisiens « , affirme Patrice de Moncan, soulignant la progression inéluctable de la copropriété, avec 45,2 % du total des immeubles de la capitale, pour 43,8 % en 1998. Paradoxalement, la flambée des prix de l’immobilier a stimulé encore davantage les achats, accélérant le processus enclenché il y a soixante ans. Les étrangers, eux aussi, ont beaucoup investi durant ces dix dernières années. Leur poids pour autant reste encore marginal : ils ne représentent que 7 % des transactions annuelles.

Cette ruée vers les appartements s’est faite principalement au détriment des unipropriétaires, ceux qui possèdent un immeuble ou plus. Ce type de rentier semble appartenir au passé. Leur nombre ne cesse de diminuer et l’hémorragie est loin d’être achevée.  » Tous les petits propriétaires finissent par vendre « , constate Philippe Semerdjian, de l’Union nationale de la propriété immobilière.

L’Eglise et les congrégations religieuses sont déjà réduites à la portion congrue. En dix ans, elles ont cédé la plus grande part de leurs propriétés, souvent des emplacements de rêve, situés dans les Ve, VIe, VIIe et XVe arrondissements. Au point d’avoir divisé par deux leur patrimoine déjà minime (de 0,4 à 0,2 % du total). Et même si les dons sont toujours de mise – l’Eglise a pu s’offrir son siège, avenue de Breteuil, grâce au legs d’un fidèle – la tendance paraît irréversible.

Une politique également adoptée par l’Etat.  » Et si on vendait l’Elysée, pendant qu’on y est ?  » Cette interrogation moqueuse d’un haut fonctionnaire traduit bien l’état d’esprit des ministères concernés par le désengagement massif de la puissance publique. Ces cessions, entreprises pour rationaliser la politique immobilière de l’Etat, ont été épinglées par le rapport d’Yves Deniaud, qui reproche aux ministres de se comporter en quasi-propriétaires de leurs locaux et, surtout, de mal les gérer. Aux Affaires étrangères, par exemple, Bernard Kouchner a autorisé la vente du Centre de conférences internationales, avenue Kléber, près de l’Etoile, pour justement racheter… l’Imprimerie nationale. Autre vente irraisonnée, celle d’un magnifique hôtel particulier jouxtant le ministère de la Défense. La grande muette s’est aperçue, après coup, qu’une simple grille entre les deux édifices ne pouvait protéger ses secrets ! Bercy, qui a créé France Domaine, l’organisme chargé de gérer ce patrimoine,  » ne pense qu’à l’aspect financier « , regrette un expert. Mais ce type d’erreurs ne décourage pas les pouvoirs publics. Rien que pour cette année, l’Etat espère retirer 1,4 milliard d’euros de la cession de ses bijoux de famille. A priori. Car, en 2008, il n’a pu récupérer que 395 millions sur les 600 attendus. Il a même dû ôter certains biens de la vente pour éviter d’affronter le pire des cauchemars : être préempté, à bas prix, par la ville de Paris.

A l’affût, l’équipe de Bertrand Delanoë guette les bonnes affaires, afin d’offrir les 40 000 logements sociaux promis par le maire d’ici à 2013.  » Nous en avons déjà acheté 10 000 depuis 2001 « , clame, satisfait, Jean-Yves Mano, adjoint au maire chargé du logement.  » Avec près de 10 % des immeubles, leur patrimoine est devenu gigantesque « , souligne Patrice de Moncan. Les projets se chiffrent en centaines de millions.

Retrait des fonds américains

Du foncier à Paris ? Il n’y a guère que la SNCF (164 hectares) et Réseau ferré de France (260 hectares) qui en possèdent encore. Et la Société nationale entend bien profiter de l’aubaine :  » Nous essayons d’optimiser nos actifs et de nous dégager des immeubles excédentaires « , explique, dans le jargon maison, Jean-Marc Roger, directeur immobilier de la SNCF. Leur patrimoine ? 570 000 mètres carrés de gares, 32 000 logements sociaux et 500 000 mètres carrés de locaux divers.

Dans le monde des affaires, aussi, les bouleversements ont été nombreux.  » Certains ont découvert que l’immobilier pouvait se comparer avantageusement aux autres biens « , explique Stéphane Imowicz, patron d’Ad Valorem. Alors, à la sortie de la crise, en 1996, banques et assureurs ont décidé de vendre une grande partie de leurs avoirs aux fonds américains et allemands. Ces derniers ont investi dans les beaux quartiers pour revendre parfois par lots. Depuis, ces financiers sont repartis. Et la fièvre est retombée.

Une fois la folie passée, la crise de l’immobiliser surmontée, que pourra devenir Paris ? L’histoire semble déjà écrite : l’Etat va continuer de se désengager et ne garder que les bâtiments symboliques ; les propriétaires d’immeubles vont peu à peu disparaître ; l’Eglise ne fera plus de jaloux ; la ville, elle, continuera à acquérir des logements, comme les copropriétaires, ces grands gagnants du Monopoly parisien. Mais, dans dix ans, il n’est pas sûr que le patrimoine de la capitale fasse encore fantasmer. Peut-être que la seule vraie interrogation sera alors : à qui appartient le Grand Paris ?

C. S.

 » Et si on vendait l’élysée, pendant qu’on y est ? « 

à l’affût, la Mairie guette les bonnes affaires

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