A la conquête des pauvres

A la recherche de nouveaux marchés, les multinationales lancent des produits – yaourts, lunettes, médicaments… -spécialement conçus pour les pays émergents. Une stratégie risquée mais prometteuse.

Quatre roues, le moteur d’une moto, pas de direction assistée, ni d’airbag, de fenêtres électriques ou encore de climatisation. La Nano, annoncée comme la voiture la moins chère du monde (2 000 dollars), a déboulé sur le marché indien. Elle va partir à la conquête des millions d’automobilistes potentiels visés par Ratan Tata, le patron du puissant groupe Tata Motors, dans son pays. Seuls 8 Indiens sur 1 000 possèdent aujourd’hui une voiture, mais 7 millions roulent en deux-roues. A 100 000 roupies dans sa version standard, la Nano s’affiche 25 % moins chère que la voiture la plus accessible du marché. Modèle simplifié à l’extrême, prix tiré, elle symbolise une nouvelle vague de produits, conçus spécialement pour les clientèles des pays émergents.

 » Il y a dans ces zones des populations exclues du développement qui représentent un potentiel de croissance complètement ignoréà à condition de bien prendre en compte leurs besoins « , explique Henri de Reboul, délégué général de l’association IMS-Entreprendre pour la cité et auteur avec Olivia Verger-Lisicki d’un ouvrage paru en octobre 2008, au titre éloquent, Et les clients pauvres ? (éd. Autrement). Pionnier, Unilever, via sa filiale indienne, a formé 20 000 femmes pour vendre aux villageois des produits d’hygiène avec un packaging adapté, telles ces lessives en dose unique. Une recette déclinée aussi par Nestlé en Amérique latine, où le groupe suisse propose lait en poudre et biscuits en sachets individuels.

La théorie de Prahalad

 » Vendre des petits volumes, c’est bien, mais ce n’est pas suffisant, tempère Henri de Reboul. Il faut travailler sur la valeur intrinsèque du produit, son prix et son mode de distribution.  » Et là, c’est une autre affaire : il ne s’agit pas seulement d’adapter un conditionnement ou un goût au marché local, ce que font depuis des lustres les grands de la distribution et de la consommation. Mais d’aider un client non solvable à le devenir. C’est la philosophie BoP – bottom of the pyramid pour les non-initiés – inventée par un physicien indien, C. K. Prahalad, aujourd’hui professeur d’économie et de management aux Etats-Unis.

La théorie de Prahalad ? Le potentiel des pays émergents n’est pas tant dans les quelques milliers de privilégiés qui y vivent, ni même dans les millions de la classe moyenne naissante, mais bien dans le milliard d’individus exclus de l’économie de marché – le nombre de travailleurs vivant avec moins de 2 dollars par jour est estimé par le BIT (Bureau international du travail) à 1,4 milliard. A condition de faire de ces consommateurs également des producteurs. Une théorie qui a séduit des patrons tendance sociale, cherchant des relais de croissance sans tomber dans la charité. A l’image de Franck Riboud chez Danone ou de Xavier Fontanet chez Essilor.

 » Nous avons créé un marché de vente de lunettes à 5 dollars la paire « , raconte le discret Pdg du leader mondial des verres correcteurs. Emmenées au c£ur des villages indiens par les camions d’Aravind, un hôpital spécialisé dans la chirurgie de la cataracte, les équipes d’Essilor ont découvert que le principal obstacle à l’achat de lunettes par les paysans était leur disponibilité. D’où l’idée d’installer dans le camion un poste d’examen et un autre pour la découpe et le montage des verres afin d’offrir dans la foulée de la consultation les précieux binocles. Le premier van ainsi équipé est parti sur les routes à la mi-2006. Cinq sont aujourd’hui en circulation et, au total, 10 000 paires ont déjà été vendues. Les verres, en plastique, sortent directement de l’usine locale, sans frais d’intermédiaire ni de marketing. En revanche, le choix des montures a été élargià à la demande des clients.

 » Quand un opticien vend en moyenne six ou sept montures par jour dans sa boutique, nos camions en vendent de 20 à 25 « , explique Jayanth Bhuvaraghan, président de la filiale indienne. L’opération est équilibrée et devrait être profitable à partir de 30 ou 35 montures par jour. Un objectif accessible : la population rurale en Inde représente 650 millions de personnes, dont la moitié ont besoin d’une correction oculaire.

Une mutuelle à 2 euros

Mais, avant de trouver la bonne formule, Essilor a tâtonné – sa tentative de former des opticiens ruraux a ainsi tourné court. Tout comme Danone, qui s’est associé en 2006 à la Grameen Bank pour créer la Grameen Danone Food au Bangladesh. L’idée était de produire un yaourt enrichi en nutriments, vendu 5 takas (0,05 euro) par des femmes qui les achetaient grâce au microcrédit et gagnaient 1 taka par pot écoulé. Danone faisait coup double en agissant sur la santé et sur l’emploi. Développé en France, le produit est fabriqué sur place dans une unité révolutionnaire par sa petite capacité. Mais fidéliser les Grameen ladies s’est révélé plus difficile que prévu. La flambée du coût des matières premières a achevé de plomber l’opération. A 5 takas le yaourt, Danone perdait de l’argent ; le prix a été relevé à 8 takas, mais les clients ont disparu.

 » Il a fallu réinventer le modèle « , reconnaît Emmanuel Marchant, directeur général délégué de Danone Communities. Le pot a été réduit de 80 à 60 grammes avec le même apport nutritionnel, et le prix, ramené à 6 takas. Surtout, le centre de recherche-développement du groupe, Vitapôle Danone Research, à Palaiseau (près de Paris), planche depuis juin 2008 sur un produit complètement nouveauà à destination du Bangladesh. Et le principe d’une deuxième usine a déjà été décidé. Confiant, le groupe vise la rentabilité fin 2010.

Malgré ces difficultés, Danone a fait des émules : Veolia a conclu l’an dernier un accord avec la Grameen pour alimenter en eau potable les villages du Bangladesh. Toujours avec la Grameen, le laboratoire Pfizer va distribuer des médicaments à bas prix. Le même Pfizer vient d’annoncer un accord avec l’ONG française PlaNet Finance pour une étude de marché en Chine en vue d’y proposer un service de micro-assurance. A l’instar du projet déjà engagé avec Sanofi-Aventis, à travers sa division accès au médicament, pour lancer cet été une mutuelle de santé à 2 euros par mois au Bénin. Pendant ce temps-là, Orange et BNP Paribas développent une offre de services bancaires sur téléphone mobile en Côte d’Ivoire. Pas de doute, les pauvres sont désormais sur l’écran radar. Et cela ne devrait pas changer de sitôt : avec la crise, ils pourraient être jusqu’à 176 millions de plus cette année dans le monde.

Valérie Lion

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire