Directeur de Charlie Hebdo, Riss évoque l’année écoulée depuis les attentats, les nécessaires mesures de sécurité, les batailles menées, l’état de la société… Il se dit confronté » à une nouvelle forme de violence, une violence mentale « .
Il arrive avec ses officiers de sécurité, qui ont passé les lieux au peigne fin. Laurent Sourisseau, dit Riss, a l’habitude des menaces de mort. Mais, depuis qu’il a échappé aux terroristes qui ont décimé la rédaction de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, c’est une véritable fatwa, émise au Pakistan, qui vise son directeur. Il en faudra plus pour l’empêcher de dessiner ; il en faudra plus pour empêcher Charlie d’exister : de la mort du petit Aylan au crash de l’avion russe dans le Sinaï, l’hebdomadaire n’a renoncé ni à son ton satirique ni à son combat contre l’intégrisme religieux quel qu’il soit. Rencontre.
Le Vif/L’Express : Le 29 octobre 2015, sur France Info, vous disiez : » Ce qu’on a subi le 7 janvier 2015, ce n’est pas simplement un acte de violence isolé. Il y a un plan, je le pense vraiment, pour remettre en question nos libertés fondamentales, ici, en France. » Vous n’avez donc pas été surpris par ce qu’il s’est passé le 13 novembre à Paris…
Riss : Non, sur le principe, je n’ai pas été surpris. Je crois que ces différents attentats ne sont que la partie émergée de l’iceberg : en réalité, la mesure du danger n’est pas quantifiable. S’agit-il d’actes isolés ? S’agit-il d’actes soigneusement préparés par des organisations qui planifient en ce moment même d’autres actions commando ? C’est extrêmement difficile à savoir. Je le crains, ce n’est pas terminé. Et chaque fois, ce sera différent, pour marquer davantage les esprits : ils imaginent déjà des procédés auxquels nous n’avons pas encore songé… J’ai l’impression qu’ils ont toujours une longueur d’avance sur nous.
Peut-on anticiper la menace ?
Que voulez-vous faire, dans un pays de 70 millions d’habitants ? Il est impossible de tout surveiller. La police est confrontée à un problème d’une ampleur inédite et elle essaie, avec les moyens dont elle dispose, de faire face. Cette violence, qui existe aujourd’hui, nous dépasse tous. Les Français doivent apprendre à vivre avec elle.
L’état d’urgence, instauré après le 13 novembre par le gouvernement français, vous paraît-il une réponse adaptée ?
Au moment où il a été instauré, il était utile, puisque les auteurs des attentats n’avaient pas tous été identifiés : on pouvait comprendre la nécessité de contrôler la circulation des personnes et le passage des frontières. Ensuite, vous dire que toutes ces perquisitions ont donné des résultats intéressants… Je n’en sais rien. Il faudra en tirer un bilan.
Regrettez-vous que l’état d’urgence n’ait pas été instauré après les attentats de janvier 2015 ? Avez-vous l’impression qu’il aura fallu attendre des attentats aveugles, qui ne visent pas une cible précise ?
Je peux vous assurer que, dès janvier 2015, le gouvernement français avait parfaitement conscience de la gravité de la situation. Mais il fallait une énorme catastrophe pour que l’opinion comprenne que le pays avait basculé dans autre chose. L’état d’urgence aurait-il été accepté par les Français après le 7 janvier ? Les mesures restrictives auraient-elles été admises ? Je n’en suis pas certain. La lutte antiterroriste a commencé bien avant janvier 2015, mais les politiques ne peuvent pas aller plus vite que ce à quoi l’opinion est en mesure d’adhérer.
Dans vos derniers éditoriaux, vous évoquez à plusieurs reprises la religion. Avez-vous le sentiment que c’est encore un tabou dans la classe politique française ?
La religion structure la pensée des terroristes. Ils n’agissent pas pour l’argent, ils ne revendiquent rien : pour justifier leurs actes, ils se contentent d’invoquer leur religion, l’islam. Je trouve totalement absurde de parler d’islamophobie dès qu’on souligne cette évidence ! Evoquer le rapport entre l’islam et notre conception de la démocratie n’a rien à voir avec une quelconque » phobie « , c’est un véritable débat sur l’organisation de notre société. Quelle place pour les religions, pour la religion en général, dans un monde libre et ouvert ? Ce sont des questions auxquelles nous avons déjà répondu, il y a longtemps ; peut-être devons-nous juste réaffirmer nos principes.
Après les attentats du 13 novembre, votre site a connu un record d’affluence : tout le monde voulait savoir ce que pensait Charlie Hebdo. Vous êtes devenus malgré vous un symbole, l’incarnation de ceux qui résistent ; n’est-ce pas lourd à porter ?
On n’y pense pas ! On a un journal à écrire. On travaille, le nez dans le guidon. On avance.
Que reste-t-il de l’esprit » Charlie « , né avec la manifestation du 11 janvier 2015 ? Vos caricatures suscitent exactement les mêmes polémiques, notamment votre dessin du petit Aylan, 3 ans, fils de migrant, mort sur une plage en septembre, avec lequel vous semblez faire du cynisme sur un drame…
Hier, le sacré, c’était une image de Mahomet, aujourd’hui, c’est l’image d’un enfant. En réalité, c’est pire qu’avant : dès qu’on publie un dessin qui déplaît, il y a des gens pour hurler. Un dessin sur l’avion russe qui s’est crashé en Egypte ? Notre site a été attaqué par des hackeurs, on a eu des menaces de mort des Russes. Carrément ! Maintenant, si nous n’avons pas une menace de mort, c’est que le dessin n’est pas bon. (Rires.) Il s’agit d’une nouvelle forme de violence, une violence mentale : en nous menaçant, les terroristes veulent nous réduire au silence : » Taisez-vous, vous allez nous heurter ! » Pourtant, au journal, plus que jamais, nous voulons dessiner.
Un an après, quel regard portent les lecteurs sur votre hebdomadaire ?
Beaucoup de gens nous ont découverts au lendemain des attentats. Certains nous apprécient, d’autres non. Les ventes en kiosque se sont stabilisées à 80 000, les abonnements à 180 000. On va voir ce mois-ci si ces abonnements d’un an sont renouvelés ou pas.
Qu’allez-vous faire de l’argent reçu après les attentats de janvier ?
Ce qui a été envoyé pour le journal a été placé, afin d’assurer sa pérennité. Ce qui a été envoyé pour les familles des victimes, toutes les victimes des attentats de janvier, représente un peu plus de 4 millions d’euros ; ils vont être centralisés à la Caisse des dépôts (NDLR : institution financière publique chargée d’exercer des activités d’intérêt général pour l’Etat français), et un comité de sages nommés par le gouvernement va décider de leur répartition.
Vous venez d’emménager dans les nouveaux locaux de Charlie Hebdo, un lieu ultraprotégé et ultrasécurisé. Comment vous sentez-vous ?
Tout doucement, le journal commence à ressembler à ce qu’il était avant. Nous avons retrouvé nos marques, les conférences de rédaction sont plutôt joyeuses et animées, les bouclages aussi… Tout n’est pas effacé, loin de là. Certains sont partis, je peux les comprendre – je crois que nous avions tous une bonne raison de partir. Quand j’étais à l’hôpital, juste après l’attentat, moi aussi j’ai eu envie de prendre le large. Je me sentais tellement fragile… Partir, ce n’est pas avoir envie de quitter le journal, c’est la volonté de se protéger.
A l’époque, où avez-vous trouvé la force de continuer ?
Ce qui m’a sauvé, c’est aussi ce qui a été le plus dur : refaire un journal tout de suite. Il n’était pas question que les types qui nous ont attaqués arrivent à leurs fins, que Charlie Hebdo disparaisse. C’était un combat politique ! Si nous avions attendu, je crois que nous n’aurions pas été capables de repartir. Du coup, aucun d’entre nous n’a pris le temps de faire son deuil, alors que nous en avions besoin.
» On s’entraîne déjà dans nos têtes à se jeter au sol, à se planquer derrière le comptoir du bistrot, à courir en faisant des zigzags dans la rue dès le prochain coup de feu. […] Bienvenue à Paranoland « , écrivez-vous dans votre éditorial du 25 novembre. Ce n’est pas une vie !
Il y a mille manières de vivre sa vie ! Vous allez rire, mais j’ai souvent envie de donner des conseils aux gens que j’aime, des trucs pratiques : si tu entends du bruit, tu te jettes dans un coin. Nous sommes habitués à une société en paix, on ne sait pas ce qu’il faut faire quand la violence surgit. Le plus souvent, cette violence nous sidère, comme une poule devant un couteau. Ces fiches du gouvernement français sur la marche à suivre en cas d’attentat, franchement, c’est utile ! Il faut anticiper.
Le 7 janvier 2015, vous vous êtes jeté à terre lorsque les terroristes ont commencé à tirer…
Je me suis souvent demandé si je ne dois pas la vie à des réminiscences de mon service militaire. Quand quelqu’un criait » Grenade ! « , vous ne vous interrogiez pas pour savoir où elle était ni quand elle allait exploser, vous vous jetiez par terre. C’est ce qu’ils appellaient des » actes réflexes « . A l’époque, je trouvais ça vraiment con, surtout en temps de paix ! Le 7 janvier 2015, j’ai agi sans réfléchir.
Un an après, voici venu le temps des commémorations. Redoutez-vous cette période ?
On s’y prépare. Même si tout le monde se dit » Vivement février ! » Mais la mémoire du 7 janvier, elle est en nous, nous pensons tous les jours à ceux qui ne sont pas là. Ils n’ont pas disparu de nos vies, de nos têtes. Alors, j’essaie de ne pas donner trop d’importance au 7 janvier 2016.
Travailler dans des conditions ultrasécurisées, vivre sous protection policière permanente… Vous demandez-vous parfois si cela valait la peine ?
Jamais ! Bon, c’est vrai que c’est un peu inconfortable, mais je peux encore faire plein de trucs. Et je me marre bien, au journal.
Entretien : Elise Karlin