A chacun sa vérité ?

Poursuivi du chef d’assassinat sur ses deux enfants mineurs, le premier sergent Olivier Pirson avait été condamné par le Conseil de guerre permanent de Bruxelles, par jugement du 26 octobre dernier, à une peine unique de vingt ans de réclusion. Statuant en appel, la Cour militaire vient de disqualifier la prévention en homicide par imprudence ramenant la peine à 6 mois d’emprisonnement avec sursis.

Les faits sont connus du grand public, l’affaire ayant été largement médiatisée: au volant de son véhicule, l’accusé avait quitté la route et plongé dans la Meuse. Ayant pu sortir de l’habitacle, il n’a pu en extraire ses enfants, qui périrent noyés. Les aveux rétractés de l’accusé, l’usage concluant du fameux polygraphe (sorte de détecteur de mensonges) et la présence anormale de méthanol dans le sang des victimes semblaient devoir entraîner la conviction qu’Olivier Pirson était bel et bien coupable d’assassinat. La décision d’appel a donc choqué une partie de l’opinion publique. Est-elle, pour autant, blâmable ?

Je suis d’avis, au contraire, que l’arrêt est un modèle du genre, extrêmement et soigneusement motivé, démentant (peu avant la suppression de cette juridiction spécialisée) l’acerbe boutade selon laquelle « la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique ». En commenter toutes les implications serait évidemment impossible. J’en retiendrai essentiellement trois.

Olivier Pirson, étant passible des juridictions militaires en tant que premier sergent, échappait de la sorte à la juridiction de droit commun, la Cour d’assises, instituée en matière de crimes de sang. La conséquence n’en est pas mince, puisqu’à la différence de toutes les autres juridictions, les décisions de la cour d’assises sont sans appel et qu’elles ne peuvent être motivées. On a beau avancer toutes sortes d’arguments à l’appui de cette double règle, c’est peu dire qu’ils ne convainquent pas, car, à la vérité, le fond de l’affaire consiste à faire apparaître la sentence du jury comme incontestable. Devant valoir pour vérité, il faut que le « oui » ou « non » des jurés (qu’il soit unanime ou seulement majoritaire) ne puisse être mis en cause. L’absence de motivation s’explique, lui, à la lumière de l’assertion suivante: « tout ce qui est dit peut être contredit ». A l’inverse, ce qui n’est pas exprimé reste à l’abri de la critique. De même, s’il n’y a pas de droit d’appel, c’est en vertu de l’infaillibilité prétendue du jury: si les jurés, tirés au sort, sont supposés juger au nom du peuple belge, comment concevoir qu’ils puissent être dans l’erreur ? En ce sens, l’arrêt Pirson, qui se livre à un examen minutieux de toutes les circonstances de la cause, tant en fait qu’en droit, signe l’arrêt de mort d’une procédure d’assises dont les monumentales défaillances continuent d’être camouflées par l’alibi de la « participation citoyenne ». Autrement dit, comment pouvoir soutenir qu’un procès a pour but la manifestation de la vérité si l’on ne veut admettre la simple possibilité de se tromper ?

L’arrêt Pirson est également une excellente illustration du fait que juger est affaire de droit, pas d’affect, et que la condamnation d’un accusé ne peut résulter d’une simple conviction, fût-elle sincère, mais de charges régulièrement recueillies et produites, dont la somme fait preuve. On voit ainsi la Cour soumettre à la question tous les indices récoltés par les enquêteurs, en vérifier avec soin la fiabilité, la régularité, l’exactitude, soupeser leur portée exacte, établir leur corrélation, en prenant pour point de départ de son raisonnement le seul a priori que notre droit érige en sacro-saint principe: tout doute raisonnable, devant profiter à l’accusé, est-il bien exclu ? La Cour s’est ainsi livrée à un patient travail de recoupement fondé en très grande partie sur l’analyse des déclarations consignées par écrit dans le dossier répressif. Lorsqu’on se représente qu’un jury d’assises est censé se forger une conviction sur la seule foi de ce qu’il entend pendant la session, chaque témoin mimant son propre rôle à la barre et le dossier n’étant mis à la disposition des jurés qu’au cours du délibéré, on ne peut que conclure qu’une manière de juger aussi simpliste maximise les risques d’erreur. Si l’on est enfin attentif à l’impeccable raisonnement de la Cour, au terme duquel, en droit pur, elle expose notamment pourquoi les aveux de l’accusé doivent être écartés ainsi que l’expertise polygraphique, et pourquoi les mensonges de l’accusé ne font pas preuve contre lui ni la manière dont il a assuré sa défense, il apparaîtra aux yeux des plus sceptiques que l’application correcte de règles aussi complexes, mais seules conformes à l’intérêt général, ne peut être le fait que de familiers du droit.

Reste que la Cour a dit blanc là où le premier juge avait dit noir. Il faut donc bien que l’un se soit trompé. On doit même admettre que, dans un certain nombre de cas, les juges d’appel, en réformant le premier jugement, puissent avoir tort. Le double degré de juridiction ne multiplie pas pour autant le risque d’erreur judiciaire. Il ne fait que révéler l’omniprésence de ce risque. Il n’y a rien de déshonorant pour la justice à faire l’aveu de sa faillibilité si elle assume de façon exemplaire, comme en l’espèce, la responsabilité de ses décisions en misant sur l’intelligence et la raison critique.

Les textes de la rubrique Idées n’engagent pas la rédaction.

Par Bruno Dayez, avocat, chercheur associé aux Facultés univdersitaires Saint-Louis de Bruxelles

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