4. L’Europe américaine, et après ?

Les Etats-Unis sont à nouveau intervenus sur le Vieux Continent. Mais cette fois, les GI ont débarqué en Europe pour y rester.

C’est un monde complètement différent qui naît de la défaite des puissances de l’Axe : un monde bipolaire, organisé autour de l’affrontement entre les superpuissances nucléaires, les Etats-Unis et l’URSS. Les empires coloniaux européens s’effondrent tour à tour et l’Europe, divisée par ce que Churchill baptise le  » rideau de fer « , n’est plus qu’un enjeu dans la lutte planétaire entre les deux Grands. L’Europe-monde de 1900 est devenue l’Europe divisée entre blocs d’influence, l’Europe assistée du plan Marshall, l’Europe subalterne de l’Otan. L’élève américain s’est mué en maître, révéré par beaucoup, honni par certains, imité par tout le monde.

Depuis la chute du mur de Berlin, les Etats-Unis apparaissent comme l’unique  » hyperpuissance « . Force militaire, dynamisme économique, domination culturelle : jamais depuis la Rome impériale un peuple et un pays n’ont été aussi souverainement hégémoniques. L’Europe, elle, a plutôt bien réussi l’intégration des peuples rescapés du défunt glacis soviétique, s’est dotée d’une monnaie unique et progresse tant bien que mal sur la voie de son unification. Paradoxe apparent : grâce à la mondialisation, jamais les relations entre l’Europe et l’Amérique n’ont été aussi étroites ; à cause de la mondialisation, jamais elles n’ont été si malaisées.

Seul belligérant à émerger non seulement indemne, mais renforcé de la Seconde Guerre mondiale, et le seul à détenir le feu nucléaire, les Etats-Unis possèdent désormais tous les leviers du pouvoir – financier, industriel, scientifique et, bien sûr, militaire. Leur seul rival sérieux est l’Union soviétique de Staline. Exsangue, occupée, amputée de sa partie orientale vassalisée par Moscou, l’Europe est devenue la cliente de Washington. Les Américains l’ont sauvée de Hitler ; ils vont maintenant la protéger de Staline, en l’intégrant à partir de 1949 dans l’Alliance atlantique.

Et tout en proposant un modèle de vie et de développement, l’american way of life, ils vont l’aider à se reconstruire. Entre 1947 et 1951, l’European Recovery Program, communément connu comme le plan Marshall, du nom du secrétaire d’Etat de Truman, injecte dans les économies européennes plus de 13 milliards de dollars, soit environ 170 milliards de dollars actuels. Mais il fait mieux que cela : il oblige les Européens à coordonner leurs demandes et leurs dépenses au sein d’une nouvelle structure, l’Organisation européenne de coopération économique (OECE, future OCDE). C’est un premier pas vers l’intégration européenne.

Welcome ! Go Home !

Le formidable système de fortifications qui coupe en deux Berlin depuis 1961 ne divise pas seulement le territoire de l’Europe en deux systèmes antagonistes. Sur fond de crises politiques et gesticulations militaires, Moscou et Washington se livrent une intense guerre des idées. Les Américains, qui font prévaloir les avancées tangibles de la reconstruction et d’une ère de progrès économique sans précédent, se dotent d’outils de propagande comme Radio Free Europe, qui émet au-delà du Rideau de fer. Les Soviétiques, eux, disposent du puissant relais des partis communistes occidentaux et de leurs  » compagnons de route « .

Un curieux paradoxe règne dans les relations entre l’Europe et les Etats-Unis à l’époque de la guerre froide : les pays de l’Est soviétisés sont massivement américanophiles, alors que l’antiaméricanisme fleurit à l’Ouest, qui prospère sous le parapluie atomique américain.

L’effondrement du communisme et la fin de la guerre froide ont ensuite conduit certains à en tirer une conclusion radicale : la victoire sans appel de la démocratie libérale signifierait tout bonnement la  » fin de l’Histoire  » (Francis Fukuyama). Vue d’Europe, l’affaire semblait plus compliquée. Les Européens étaient échaudés par un passé tragique. Ils étaient aussi plus proches des théâtres de conflits sanglants, où les peuples manifestement refusaient de  » sortir de l’Histoire « , comme la Yougoslavie et le Proche-Orient. Ils étaient enfin conscients du déséquilibre d’un monde devenu  » unilatéral  » par défaut.

 » Nous sommes tous américains « 

La plus grande attaque terroriste de tous les temps allait définitivement enterrer le mythe de la fin de l’Histoire. En même temps que la persistance têtue des idéologies, y compris les plus mortifères, les Américains découvraient avec stupeur leur propre vulnérabilité.

 » Nous sommes tous américains  » : le titre de l’éditorial du Monde signé du directeur du quotidien, Jean-Marie Colombani, résume assez bien la réaction d’horreur de la plupart des Européens et leur mouvement de solidarité avec les victimes. Mais ce bref moment d’harmonie est vite passé. L’administration Bush a élaboré une idéologie de  » guerre contre le terrorisme  » qui fait peu de cas des souhaits de ses alliés européens, qu’elle juge faibles et timorés. Ces derniers se présentent, comme à leur habitude, en ordre dispersé.

La guerre d’Irak, dont le régime est promu par la Maison-Blanche membre éminent de l' » axe du Mal « , va mettre à nu les divergences entre une partie de l’Europe et les Etats-Unis, comme entre Européens eux-mêmes. Les gouvernements se divisent gravement, ce qui permet au secrétaire d’Etat à la Défense, Donald Rumsfeld, d’opérer une distinction peu amène entre une  » vieille  » et une  » nouvelle  » Europe. Mais c’est au sein des opinions publiques que les dégâts sont les plus considérables. Les Européens sont majoritairement hostiles à la guerre, et ils le manifestent bruyamment. Cependant qu’une vague d’hostilité à l’Europe, et surtout à la France, balaie l’opinion américaine.

Vers un nouvel atlantisme ?

Peu à peu, la querelle s’apaise. Les difficultés auxquelles se heurte la  » coalition des volontaires  » en Irak et le caractère fallacieux des raisons avancées pour la justifier ont fini par avoir raison du soutien de l’opinion américaine à une guerre devenue impopulaire. La persistance de la menace terroriste, tragiquement matérialisée à Londres et à Madrid, ne manque pas d’influer sur les perceptions des Européens. Au Proche-Orient comme en Afghanistan, sur le front climatique comme dans la lutte contre la crise économique, l’Europe officielle presse ouvertement Washington d’assumer son  » leadership « . L’administration américaine sous Barack Obama, elle, a découvert les vertus du  » multilatéralisme « .

Il faudra bien aller au-delà des humeurs passagères des opinions publiques et des gouvernements et refonder les relations transatlantiques sur des bases nouvelles – sur un atlantisme rénové. Que le monde chaotique qui est le nôtre ait besoin d’une alliance forte entre ses deux pôles de démocratie et de prospérité, c’est l’évidence. Encore faut-il que l’Europe existe…

 » L’Amérique, c’est aussi notre Histoire !  » Trois siècles de relations entre l’Europe et les Etats-Unis, exposition, Tour & Taxis, à Bruxelles.

ELIE BARNAVI

L’Europe-monde de 1900 est devenue l’Europe assistée du plan Marshall

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