1. Eric Corijn  » Il faut développer un leadership bruxellois « 

Spécialiste des phénomènes urbains à la VUB, initiateur avec Alain Deneef des Etats généraux de Bruxelles (2008-2009), coauteur de Bruxelles ! (VUBPress), flamand et progressiste, Eric Corijn trace la voie d’une sortie de crise autonome.

Le Vif/L’Express : Que suggéreriez-vous aux négociateurs politiques s’ils se cassent les dents sur Bruxelles ?

> Eric Corijn : On ne sort pas d’un blocage par la voie médiane mais en décentrant le débat. Bruxelles est l’otage du conflit belgo-belge et pétrifiée par les méfiances croisées de ses francophones et de ses Flamands. Les uns sont minoritaires en Belgique, les autres minoritaires à Bruxelles. C’est pourquoi Bruxelles doit s’assumer comme Région à part entière, mais pas sur le modèle de la Flandre et de la Wallonie, car il s’agit d’un territoire urbain.

Par quel bout prendre le casse-tête bruxellois ?

> Le territoire de Bruxelles est plus grand que celui de la Région bruxelloise. Un élargissement de la Région à la zone métropolitaine est politiquement impossible. En revanche, il faut envisager de gérer autrement ce vaste territoire où vivent 2, 2 millions de personnes. Cela n’a rien à voir avec une cotutelle qui serait exercée par deux petits pays frontaliers engagés dans un processus de construction nationale. Et c’est également très différent d’un élargissement pensé uniquement à partir des droits culturels de fractions de la périphérie. Bruxelles doit dépasser ses frontières en se fondant dans une communauté urbaine englobant grosso modo les deux provinces de Brabant, via les provinces ou les communes.

En quoi est-ce de nature à contenter autant les Flamands que les francophones de Bruxelles ?

> Les francophones ont le tort de se focaliser sur les droits des francophones dans la périphérie. La vraie question est : comment va-t-on combiner le développement de Diegem, de Zaventem, de Vilvorde, etc., avec l’internationalisation et le développement démographique de Bruxelles ? Comment gérer convenablement le ring et le RER ? Comment va-t-on combler le fossé entre les très riches, en périphérie, et les très pauvres, au centre-ville ?

Encore faudrait-il que les Bruxellois parlent d’une seule voix…

> Il faut le dire aux politiques… De fait, si les Bruxellois veulent faire entendre leur voix, ils ne peuvent pas rester dépendants des deux autres Régions. Le centre urbain doit orienter le développement de l’hinterland, et non l’inverse. Il faut un projet intégré et cohérent et, pour cela, nous avons besoin d’un leadership bruxellois qui prenne le dessus sur les baronnies locales et dépasse les clivages communautaires. Pourquoi est-ce tellement difficile ? J’y vois deux raisons. La première, c’est que la constitution d’une opinion publique bruxelloise est bloquée par la communautarisation des partis et des médias, par un système d’ apartheid. Le gouvernement régional n’est pas une coalition régionale mais un collage de deux majorités. Et puis, il y a la fragmentation énorme des institutions. Avoir 19 communes jalouses de leur autonomie n’autorise pas une gestion saine. Qu’on ne s’y se trompe pas : je suis en faveur d’une politique de proximité, via les 118 quartiers répertoriés, avec un échelon intermédiaire sur le modèle des districts anversois ou des arrondissements parisiens. La gouvernance doit s’exercer au niveau de la Région.

Plaider pour une régionalisation dans la réforme de l’Etat belge et refuser une vraie réforme interne à Bruxelles est contradictoire. Une autre difficulté a trait à la sélection du personnel politique. A Bruxelles, on peut être élu avec une base électorale de 500 voix, devenir échevin à vie, puis député régional ou ministre. Un tel système favorise le localisme et ne permet pas assez l’émergence de femmes et d’hommes politiques d’un calibre régional, capable de prendre en charge la destinée d’une vraie capitale de l’Europe. Je précise à l’intention des Flamands de Flandre qu’une réforme de l’institutionnel bruxellois implique d’admettre que la majorité démographique de cette ville doit pouvoir s’exprimer librement. Il est donc normal, dans ce contexte, que les Flamands de Bruxelles perdent un peu leur surreprésentation artificielle, tout en gardant des droits garantis de minorité. Ce n’est pas une mince affaire, qui nécessitera un leadership non partisan, pour mettre les minorités en confiance.

On en revient au vieux slogan du FDF :  » Bruxellois, maître chez toi  » ?

> Oui, mais avec une ambition urbaine, multiculturelle, multilingue et cosmopolite et non un projet nationaliste ou culturaliste dépassé. Nous devons radicalement opter pour une ville-Région, une  » petite ville mondiale « , porte d’entrée de la Belgique et de l’Europe, fière de son mélange et de son impureté…

Va pour la ville-Région multiculturelle… Mais son caractère francophone est nettement appuyé, non ?

> Bien sûr, le français va rester la lingua franca de Bruxelles. Mais une grande ville est par définition hybride et la langue n’est pas le reflet mécanique de la culture et des racines, comme c’était le cas dans les Etats-Nations de la Vieille Europe. C’est une chimère d’imaginer que Bruxelles puisse devenir la seconde ville française du monde, une sorte de  » petit Paris « . La capitale de l’Europe doit avoir un profil culturel multiple. Elle préfigure ce que doit devenir l’Europe : un espace ouvert, diversifié, où celui qui maîtrise la langue et les codes de plusieurs cultures a une longueur d’avance sur les autres. L’avenir de Bruxelles est dans la  » traduction « , au sens noble du terme. La minorité flamande [ NDLR : 9 % des votants aux dernières élections] est économiquement et intellectuellement forte. Elle insuffle son dynamisme par ses investissements dans les domaines culturels, éducatifs ou sociaux. C’est un atout.

Dans la nouvelle Belgique, il y aura de la concurrence. Le projet socio-économique de Bart De Wever est celui de la Voka [ NDLR : l’organisation patronale flamande]. Il vise à rendre les entreprises flamandes plus compétitives. La Flandre, Bavière du Nord ? Allons aussi sur ce terrain-là, jouons nos atouts ! Bruxelles a une population abondante, jeune, majoritairement d’origine étrangère. Près de 200 000 fonctionnaires ou expatriés résident à Bruxelles. C’est avec eux que nous devons construire. C’est une belle utopie ! La majorité des Bruxellois flamands sont d’ailleurs prêts à se détacher du projet nationaliste flamand pour intégrer un projet urbain bruxellois. Qu’en est-il de la communauté française majoritaire ?

En somme, en s’émancipant des deux autres Régions et en jetant des ponts vers sa périphérie, Bruxelles serait la solution plutôt que le problème ?

> Oui. Mais il faut accentuer le projet régional de Bruxelles et lui reconnaître le caractère métissé que n’ont pas les deux autres Régions. L’ampleur de la recomposition politique en cours en Flandre n’est pas suffisamment prise en compte. C’est tout un pan de l’histoire contemporaine de la Belgique qui s’efface, avec la décomposition de l’hégémonie du CD&V interclassiste et des institutions du monde catholique (mutuelles, syndicats…). Le discours nationaliste et ouvertement patronal de la N-VA a pris le dessus. Les Flamands de la N-VA ont besoin de Bruxelles mais ne veulent pas de son image multiculturelle. Ils préfèrent continuer la querelle avec la francophonie. Nos chemins s’éloignent… Je ne dis pas que les changements institutionnels bruxellois vont s’opérer rapidement. On peut se donner une période de transition, le temps que la génération des bourgmestres actuels soit partie à la pension. Mais, sans attendre, il est important que les habitants de Bruxelles, surtout les jeunes, sachent dans quel nouveau cadre ils vont vivre, avec quelles structures décisionnelles et quelle gouvernance. Sinon, le développement de Bruxelles sera étouffé dans la nouvelle Belgique des Régions.

ENTRETIEN : MARIE-CéCILE ROYEN

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