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Wladimir Andreff : « Plutôt que du sport, un marché des spectacles sportifs »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

La mondialisation tuera-t-elle le football ? L’oligopole des clubs dominants ne veut pas être contrôlé sur ses pratiques financières par l’UEFA, constate Wladimir Andreff, spécialiste de l’économie du sport. C’est pourquoi resurgit l’idée d’une super ligue fermée concurrente de la Champions League…

Depuis quelques années, des dirigeants ou des hommes d’affaires de pays émergents investissent dans le football. Quelles sont leurs motivations ?

Elles sont très diverses. Vous avez des magnats qui ont beaucoup d’argent et qui veulent le  » respectabiliser  » et des monarchies pétrolières qui dépensent sans compter pour soigner leur image de marque. Le cas du Paris Saint-Germain est emblématique. Le Qatar veut devenir un pays qui compte en jouant la carte du sport. En achetant le PSG, il ne fait pas seulement la démonstration de sa richesse ; il traduit une volonté politique. C’est sans doute moins le cas du cheikh d’Abou Dhabi, Mansour bin Zayed al-Nahyan, le propriétaire de Manchester City. Désormais, les Chinois font pareil et rachètent des clubs en Europe. Ils sont appuyés par le président Xi Jinping, un fan de football qui a des velléités de projeter le pouvoir de la Chine dans le monde. Des dirigeants estiment que s’approprier des équipes importantes avec une belle image peut y participer.

Wladimir Andreff, professeur émérite en sciences économiques à l'université Paris I Panthéon Sorbonne.
Wladimir Andreff, professeur émérite en sciences économiques à l’université Paris I Panthéon Sorbonne.© dr

Quelle influence ont ces nouveaux acteurs sur les instances du football international ?

Ils exercent une grosse influence, pas individuellement mais en tant que cercle d’investisseurs. Quand ils proposent de créer une ligue fermée (NDLR : regroupant les mêmes clubs en permanence), ils s’accordent sur un projet rentable pour eux mais embarrassant pour les instances officielles. Ils commencent alors à représenter une menace pour l’UEFA (Union des associations européennes de football).

Ces investissements sont-ils une bonne ou une mauvaise chose pour le football ? En Belgique, par exemple, le Cercle de Bruges, sans le soutien financier de l’AS Monaco, aurait été voué à la faillite.

Le problème central de ce que vous évoquez est la multipropriété de clubs, interdite dans certains pays, tolérée dans d’autres. Une règle sportive de l’UEFA stipule que deux clubs appartenant à un seul propriétaire ne peuvent pas participer simultanément à une de ses compétitions parce qu’une rencontre entre ces deux équipes sera nécessairement truquée. Est-ce une bonne ou une mauvaise affaire pour le Cercle de Bruges et pour Monaco ? Les  » succursales  » des grands clubs servent à tester des jeunes talents et parfois à masquer des trafics de joueurs. La Fifa interdit les transferts des joueurs de moins de 18 ans, hors certaines exceptions. Donc, si vous voulez attirer un joueur africain brillant de 15 ans, mieux vaut le faire venir dans le club satellite. Car si la transaction est découverte, c’est lui qui sera sanctionné, pas le club vedette. L’intérêt est purement économique. Que reste-t-il de l’intérêt sportif ? Ce sont des opérations typiquement capitalistes.

Hommage des supporters de Leicester, en Angleterre, après le décès du patron thaïlandais du club.
Hommage des supporters de Leicester, en Angleterre, après le décès du patron thaïlandais du club.© belgaimage

Vous parlez d’ailleurs de « marché du spectacle sportif » plutôt que de sport…

Oui. Le summum dans ce domaine est atteint par les ligues fermées nord-américaines. C’est du sport, oui. Mais un sport strictement commercial. Que font les spectateurs d’un match de baseball ? Ils sont là pour manger et boire, de la bière, du pop-corn, etc. Deuxième écueil à soulever, tous les championnats de ligue fermée sont organisés avec une première phase, la compétition classique, et une deuxième, les playoffs. A partir d’un certain stade du championnat, des équipes n’ont plus aucune chance de se qualifier pour les playoffs. Pourquoi jouent-elles encore ? Pour de l’argent. Elles ont deux préoccupations essentielles : continuer à attirer les spectateurs en ajoutant des gadgets, par exemple des pom-pom girls plus dévêtues… ou pratiquer des contre-stratégies visant à terminer dernier parce que plus on est mal classé, mieux on est placé pour le choix des nouveaux joueurs entrants l’année suivante. En effet, le marché des joueurs en ligue de baseball américaine n’est pas libre mais planifié.

On est quand même loin de cette situation dans le football européen…

Oui et d’ailleurs, cette évolution n’est pas liée aux investisseurs étrangers mais au système. Le principal problème posé par les investisseurs des pays émergents est celui qu’a eu à gérer l’UEFA, par laquelle j’ai été consulté comme expert à l’époque, pour introduire le fair-play financier en 2012. Michel Platini pensait que l’implication dans le football professionnel européen de ce type de gros investisseurs allait tuer le fair-play. Il s’est donc dit qu’il fallait les contrôler. Il partait du constat aberrant que plus les clubs s’endettaient, plus ils avaient des chances de gagner un championnat. Cela équivalait à acheter ses victoires. Platini n’en voulait pas. Sur le conseil des experts, l’UEFA a donc adopté une série de règles, dont celle édictant que le déficit d’un club ne peut pas dépasser plus de 30 millions d’euros sur trois ans.

Les révélations des Football Leaks ne montrent-elles pas précisément que ce fair-play financier peut être contourné ?

Oui. Pourquoi l’idée d’une super ligue fermée ressort-elle aujourd’hui ? Ce n’est pas un hasard. Sur un plan financier, les grands clubs européens ne sont pas trop mécontents de ce qu’ils gagnent en Champions League. Mais les clubs les plus dominants ne sont pas du tout satisfaits d’être contrôlés sur leurs pratiques financières. Même s’il n’est pas parfait, le fair-play financier de l’UEFA limite la liberté des gros investisseurs de faire n’importe quoi. C’est pour cela que l’oligopole des clubs les plus importants se remet à faire du lobbying en agitant la menace d’une ligue concurrente à la Champions League.

« La bulle spéculative risque d’exploser »

Thierry Zintz, professeur en management des organisations sportives à la faculté des sciences de la motricité de l'UCL, vice-président du Comité olympique et interfédéral belge.
Thierry Zintz, professeur en management des organisations sportives à la faculté des sciences de la motricité de l’UCL, vice-président du Comité olympique et interfédéral belge.© dr

Pour le professeur de l’UCL Thierry Zintz, les nouveaux investisseurs du football prennent les instances internationales en otage. Les conséquences pourraient être désastreuses.

A quand remonte l’arrivée des dirigeants et hommes d’affaires de pays émergents dans le football business ?

L’économisation du football a connu trois étapes. Dès les années 1980, les capitaux investis dans le football deviennent de plus en plus importants, parce que des patrons d’entreprises s’y intéressent, comme l’a fait Silvio Berlusconi. Au début des années 2000, la transformation de la coupe d’Europe en Champions League génère beaucoup d’argent en raison notamment des droits de télévision. Et puis, apparaissent, entre 2005 et 2010, ces investisseurs des pays émergents, d’abord en Grande-Bretagne, puis en Espagne et en Italie, avant la France.

Quelles sont leurs motivations ?

J’en vois fondamentalement trois. La première est l’investissement, la prise de position dans une économie sportive. C’est le cas en Espagne, en France, en Grande-Bretagne, en Italie, un peu moins en Allemagne. Autre motivation, il y a également, dans le chef du Qatar au PSG ou d’Abou Dhabi à Manchester City, la recherche d’un positionnement politique ou diplomatique : se placer sur la planète au travers d’un investissement sportif. Ces dirigeants sont là pour assurer de la rentabilité financière et du prestige en termes d’image. L’achat de Neymar par le PSG pour des sommes invraisemblables paraît scandaleux en tant que tel. Mais quand on voit le nombre de maillots à son nom vendus en trois semaines à 140 euros pièce, ils s’y retrouvent très vite. La troisième motivation est à chercher dans la nature de l’investissement et, plus particulièrement, dans l’origine des fonds : le Qatar, à travers un fonds souverain ; Manchester City, Monaco, Barcelone, par l’entremise de sociétés qui sont la propriété d’un Etat. Quand un club prend les couleurs d’Etihad, il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit de la compagnie aérienne d’un pays bien précis.

Les niveaux d’implication sont-ils différents ? Un investissement à Leicester, théâtre ce week-end d’émouvantes manifestations d’hommage des supporters après le décès accidentel du patron thaïlandais Vichaï Srivaddhanaprabha, n’est peut-être pas de la même nature que celui à Manchester City.

Tous les investissements ne sont pas comparables. Le football belge ne peut pas être comparé au britannique, à l’italien ou à l’espagnol. Marc Coucke a fait quasiment table rase de la direction précédente et a pris le pouvoir au Sporting d’Anderlecht avec des montants moins faramineux que dans d’autres championnats, même si ceux investis dans le football belge donnent aussi matière à réfléchir. A propos de Leicester, il ne faut pas non plus être naïf. L’époque du président  » père de famille  » qui s’engage pour l’amour du sport a complètement disparu au niveau de tous les grands clubs. Les révélations des Football Leaks le démontrent : on est passé de la dimension purement sportive à la dimension du spectacle. Et dans le spectacle, beaucoup de choses sont permises.

Quelle est l’influence de ces nouveaux acteurs sur les organisations qui régissent le football, l’UEFA, la Fifa ?

Pour le dire brutalement, ils prennent les instances internationales du football en otages. Ils ont tendance à leur imposer leurs vues. Regardez la chronologie des scandales récents du football. En 2015, il y a l’affaire dite du Fifagate, impliquant Sepp Blatter et Michel Platini, mais aussi les présidents de certaines confédérations continentales. En 2018 a lieu la Coupe du monde de football attribuée à la Russie par Sepp Blatter en même temps que le Mondial de 2022 au Qatar, au terme de négociations qui ont largement dépassé le cadre du football pour atteindre un contexte affairiste. Et soudainement, en 2018, vous avez les Football Leaks. Quand on analyse les documents publiés notamment par Der Spiegel, qu’observe-t-on ? Que les règles édictées après l’affaire Blatter-Platini sont bafouées au moins sur trois points : le fair-play financier, les conditions contractuelles des transferts des joueurs et le scouting ethnique. Accusé de ce scouting, le PSG fait porter la responsabilité sur une erreur individuelle, ce dont on peut douter. Le sport, en particulier professionnel, est pris en otage par le monde des affaires. Révélé par les Football Leaks, le projet de création d’une Superleague européenne, sorte de championnat européen qui regrouperait les 17 ou 18 clubs du top, en est l’illustration. L’intention est de cadenasser le football dans sa dimension de spectacle via une ligue fermée à l’horizon de 2021. Avec une intention financière évidente : les projections évaluent à quelque 500 millions les dividendes dont un club pourrait bénéficier annuellement grâce à cette Superleague, à comparer aux 25 à 50 millions qu’il retire aujourd’hui de la Champions League.

La surenchère des sommes engagées ne risque-t-elle de conduire à une explosion de la bulle sportive ?

Le risque que la bulle spéculative explose est réel. Savez-vous que les contrats des joueurs de Barcelone prévoient qu’ils soient libérés immédiatement si la Catalogne devient indépendante ? Jouer dans un championnat avec Gérone et quelques autres clubs n’est pas la même chose que de participer à la Liga. L’investisseur qatari retirerait sur le champ ses billes du projet. Et la valeur du club s’effondrerait. Imaginez que le PSG, privé des capitaux étrangers et des joueurs exceptionnels qu’il a pu se payer grâce à eux, redescende en ligue 1 ? Quel crédit les supporters lui donneraient-ils encore, et les chaînes de télévisions privées et cryptées ?

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