High-tech et tradition : le Château Cos d'Estournel, perle de Saint-Estèphe, s'est doté en 2008 d'un splendide chai, dessiné par le célèbre architecte Jean-Michel Wilmotte. © P. ROY/AURIMAGES/AFP

Vignobles de France: Bordeaux, l’aristocratie du bouchon

Tout au long de son histoire, le vignoble bordelais a vu se constituer des dynasties, souvent venues de toute l’Europe, qui ont assuré son rayonnement. Plus appréciés des Anglais que des Français, jusqu’au XIXe siècle, ses vins, notamment les crus classés, suscitent aujourd’hui bien des convoitises. Les successeurs des Chartrons voient grand.

Poète gallo-romain (310-395), Ausone, natif d’Aquitaine, clamait qu’il était  » plus fier de son vignoble que de son oeuvre littéraire « , ce qui soulignait la présence de vignes autour de Burdigala (Bordeaux) dès l’Antiquité. Plus précisément sur la rive droite de la Garonne. Malgré les innombrables invasions et autres razzias, la viticulture bordelaise survit et commerce gentiment avec les lointains Irlandais, jusqu’à l’an 1000. Mais tout commence vraiment au XIIe siècle : «  Les Anglais vendangent alors l’Aquitaine « , selon l’expression de l’écrivain Jean-Marc Soyez. Répudiée par Louis VII, le dévot roi de France, Aliénor d’Aquitaine convole en justes noces avec Henri II Plantagenêt, vite couronné roi d’Angleterre, en 1154. Albion, que l’on ne sait pas encore perfide, hérite d’une région riche et très convoitée : le Grand Sud-Ouest de la France, déjà réputé pour ses vins.

Richard Coeur de Lion, le fils préféré d’Aliénor, est le premier monarque à servir quotidiennement du vin de Bordeaux à sa table, mais il n’oeuvre guère à son rayonnement outre-Manche. C’est davantage son frère, Jean sans Terre, poussé par son habile mère, qui, à la mort de l’aîné, ouvre grandes les portes de l’Angleterre aux négociants que l’on surnomme «  les Gascons de Londres « . Leur association, la Merchant Wine Tonners of Gascoyne, compte parmi les plus prospères entreprises de la future City.

En 1855, le premier classement des grands crus de Bordeaux ne fait qu'officialiser la hiérarchie informelle en usage chez les courtiers depuis des décennies.
En 1855, le premier classement des grands crus de Bordeaux ne fait qu’officialiser la hiérarchie informelle en usage chez les courtiers depuis des décennies.© COLLECTION PARTICULIÈRE

Sur le port de la Lune, les fûts remplissent les cales des navires pour aller abreuver la Grande-Bretagne. L’année 1306 constitue un millésime exceptionnel : 900 000 barriques de vins de Bordeaux (des pipes de 400 litres ou des barriques de 250) sont exportés. La soiffarde Albion achète tout. Dans son Histoire mondiale du vin (1), Hugh Johnson précise que «  la moyenne des exportations vinicoles de Bordeaux pour les sept premières années du XIVe siècle est de 83 000 tonneaux, soit environ 750 000 hectolitres, dont la moitié destinée aux îles britanniques « .

Après la guerre de Cent Ans, l’Aquitaine redevient française et le commerce avec Londres s’en trouve fortement contrarié. Le salut vient des Hollandais, au XVIe siècle, qui remettent le vin bordelais sur les voies maritimes. Ils vont aussi changer la nature de la production pour répondre à leurs besoins. Car, si les Anglais appréciaient le vin clairet (un rouge très clair), les Bataves, eux, sont amateurs de blanc, dont ils distillent une partie pour en tirer une  » eau-de-feu « . Voilà pourquoi Bordeaux, jusqu’au XIXe siècle, ne produit que peu de rouges, quasi exclusivement réservés aux palais d’outre-Manche.

Mais, un certain 11 avril 1633, l’écrivain et mémorialiste Samuel Pepys (le bien nommé !) déclare avoir bu dans une taverne de Londres, au bord de la Tamise, un vin remarquable de Bordeaux appelé  » Ho-Bryan « . Il parle du célébrissime Haut-Brion (propriété constituée à Pessac, en 1525, par Jean de Pontac), qui se révèle le premier domaine à être commercialisé sous son nom. Arnaud de Pontac, vers 1660, en vigneron avisé et digne héritier de son ancêtre, envoie son fils ouvrir une auberge dans la capitale britannique, Pontack’s Head, où son vin est vendu beaucoup plus cher (7 shillings, la bouteille) que les autres (2 shillings). L’engouement est total : toute la bonne société londonienne se précipite sur le  » new French claret « .

A Bordeaux, le commerce continue de s’organiser sur les quais de la Garonne, près d’un couvent de chartreux, qui inspire son nom au quartier : les Chartrons. Dans leurs vastes entrepôts, les négociants stockent les énormes quantités de vins acheminés par gabarres. Sur leurs emplacements s’élèvent de nos jours un musée d’Art contemporain renommé et la toute récente Cité du Vin.

Déchargement des gabarres sur le quai des Chartrons (ici, en 1804, par Pierre Lacour père). Dès le XVIIe siècle, le quartier constitue le coeur battant du négoce bordelais.
Déchargement des gabarres sur le quai des Chartrons (ici, en 1804, par Pierre Lacour père). Dès le XVIIe siècle, le quartier constitue le coeur battant du négoce bordelais. © YOUNGTAE/LEEMAGE

Terre hostile, le Médoc devient le nouvel eldorado du vignoble

Les Chartrons signent l’empreinte d’une  » aristocratie du bouchon « , qui devient propriétaire de châteaux prestigieux. Ainsi naissent des dynasties du négoce dont les patronymes, aujourd’hui légendaires, se retrouvent sur les belles étiquettes de la rive gauche. Ce sont les Irlandais Lynch (John), Barton (Tom), Lawton (Abraham, le pionnier, arrive de Cork), les Boyd, les Johnston (Nathaniel vient d’Ulster), les Allemands Schroder & Schÿler, ou encore Cruse, l’Alsacien Eschenauer et, plus tard, les Anglais Rothschild, le Prussien Kressmann, le Russe Lichine. Par capillarité ou par mimétisme, tous cultivent une façon d’être  » so British « , qui a longtemps défini le style bordelais, jusque dans cette tendance – très Chartrons – à constituer une société fermée sur elle-même.

Reste qu’au début du XVIIe siècle, le concept de vin de propriété apparaît dans le Bordelais. La qualité augmente, et ne cessera de croître. Surtout en Médoc, longtemps terre hostile, marécageuse et plantée de maigres vignes étiques et sans valeur. Les vendanges sont plus tardives, on pratique les tries et l’égrappage, on utilise des fûts neufs en chêne de la Baltique, qu’on sait désormais stériliser grâce à l’ » allumette hollandaise  » (mèche de soufre)… La notion de cru est née, qui culminera plus tard avec le fameux classement de 1855.

Le château Haut-Brion. Arnaud de Pontac entreprit d'en faire la référence des vins de Bordeaux. Un succès couronné dans le classement de 1855.
Le château Haut-Brion. Arnaud de Pontac entreprit d’en faire la référence des vins de Bordeaux. Un succès couronné dans le classement de 1855.© CHÂTEAU HAUT-BRION

 » De l’or en barre !  » s’exclame Poitevin, régisseur du château Latour, à l’aube du XIXe siècle, pour qualifier les (grands) vins de Bordeaux. Arnaud de Pontac avait vu juste : le prix, justifié par une qualité reconnue, assure la notoriété des crus. A condition de toujours le garder à distance de celui des autres. Les meilleurs n’ont pas attendu 1855 pour s’imposer. C’est que la réussite de Haut-Brion suscite des vocations. Une véritable  » fureur de planter  » saisit la rive gauche de la Garonne. L’extension des domaines sur les buttes (de préférence graveleuses) connaît plus ou moins de bonheur. Non loin des terres des Pontac, dans son château de La Brède, le baron de Montesquieu couvre de vignes les landes environnantes au sol très (trop) sablonneux. Son oeuvre littéraire et philosophique a largement plus marqué les mémoires que ses vins. D’autres s’en sortent mieux. Ils doivent encore leur succès aux Anglais, car leur production est ignorée du reste du royaume et boudée à la cour. A Londres, en 1711, un journal annonce la vente «  d’excellents nouveaux clarets, à la robe profonde, brillante, frais et purs  » : les prix des tonneaux de Latour, de Lafite et de Margaux talonnent ceux du seigneur des Graves.

Des colporteurs corréziens investissent le Libournais

Vingt ans après, les courtiers des grandes maisons de négoce désignent, par paroisse, les crus les plus intéressants, distinguant déjà des premiers, des deuxièmes et des troisièmes. Les listes de Lawton (1770) et de Thomas Jefferson (1785) jettent les bases, confirmées par André Jullien en 1816, de l’échelle des crus, selon un critère unique : les cours. Elles perdurent depuis 1855. A la bande des quatre précités, qui forment le peloton de tête, s’ajoutent Brane (Brane-Cantenac aujourd’hui), Larose (Gruaud Larose), Mouton (Mouton Rothschild), Rauzan (Rauzan-Ségla), Calon Ségur, Léoville, Pichon-Longueville… et Yquem, le roi des vins.

Tout au long du XIXe siècle, propriétaires et négociants s’enrichissent, plantent inlassablement et érigent de drôles de châteaux. Des colporteurs corréziens investissent le Libournais, où ils développent les vignobles de Saint-Emilion, Pomerol et Fronsac. Autour des trois phares de la rive droite – Ausone, Pétrus et Cheval Blanc, qui se vendent souvent plus chers que les ténors du Médoc – de vraies pépites émergent. Il leur faudra toutefois attendre les années 1950 pour bénéficier à leur tour d’un classement en grands crus classés.

Au début des années 2000, les cuves sont pleines, les portefeuilles des vignerons, vides

Mais, comme souvent sur les rives de la Garonne, les crises succèdent aux temps prospères. A l’aune de celles qui submergent le vignoble français dans son ensemble, comme le phylloxéra, les guerres et la dépression des années 1930, ou celles que les Bordelais ont le (mauvais) génie de s’imposer eux-mêmes. Telle la crise de surproduction et l’effondrement des prix qui découlent des folies du milieu des années 1980. Pas loin de 20 000 hectares sont alors plantés, sans trop de discernement ni de contrôle. La production explose. Mais qu’importe, tout se vend, même le pire, écoulé sur des marchés européens jugés suffisamment incultes en la matière pour s’en contenter. Cette considérable expansion du vignoble bordelais porte en elle les ferments de la crise. Qui sera tant quantitative que qualitative.

Au tout début des années 2000, la baisse régulière de la consommation nationale et la concurrence des vins du Nouveau Monde empêchent d’écouler la production. Les cuves sont pleines, les portefeuilles des vignerons, vides. Il faudra plusieurs années aux quelque 7000 exploi- tations de la Gironde pour s’en remettre.

Dans le même temps, cependant, une ribambelle de néovignerons – issus du monde de l’industrie (Peugeot, Péré-Vergé, Decoster, Bich), des médias (Bouygues), du luxe (Pinault, Arnault, les familles Wertheimer et Momméja), de la grande distribution (Mentzelopoulos, Perse), de l’agroalimentaire (Reybier, Gervoson, Decelle), de l’immobilier (Pichet, Lorenzetti)… – et des assurances ou des mutuelles s’offrent de belles propriétés, voire des crus classés. Dans lesquels ils investissent sans compter, appelant souvent à la rescousse des architectes de renom pour construire leurs nouveaux chais. Ils constituent sans doute la nouvelle aristocratie du bouchon, que certains d’entre eux poussent parfois un peu loin…

(1) Hachette.

Par Philippe Bidalon, avec Léon Mazzella

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