Mélanie Geelkens

« Une sacrée paire d’ovaires »

Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

La moitié de son visage était comme écrasée à l’intérieur de son crâne, mais l’autre restait reconnaissable. C’était bien son cadavre. Havrin Khalaf avait tout pour mourir : jeune, ingénieure, non-musulmane, pacifiste, féministe, politique, kurde.

Ces temps-ci, en Syrie, ça fait beaucoup (trop) pour survivre. Ceux qui ont déchargé leurs flingues sur sa voiture lui ont aussi brisé la jambe, ouvert les chairs, l’ont traînée par terre. Violée, lapidée, selon certains. Puis tiré dessus, de près, dans la poitrine, le ventre. Les deux hommes qui ont préparé sa dépouille avant ses funérailles du 14 octobre n’avaient  » jamais rien vu de tel « , ont-ils confié au Monde.

Un mort = une morte. Il ne devrait pas exister d’échelle genrée de l’écoeurement. Le meurtre de cette militante kurde, en pleine offensive turque en Syrie, indigne pourtant plus que les milliers d’autres commis sur ces mêmes terres. Comme il révolte davantage que ces milliers d’épouses, de conjointes massacrées par leurs (ex-)mecs. Leurs viols et leurs têtes défoncées provoquent au mieux une larme polie parce que, au fond, elles crèvent en victimes, en inférieures, en soumises, en ce à quoi une société de tradition patriarcale les réduit. Havrin Khalaf, morte parce que leader (mot au féminin d’ailleurs inexistant) n’entrait pas dans ces cases. Alors, le féminicide devient choquant. Pourquoi s’émeut-on davantage du sort réservé aux soldates kurdes qu’aux soldats sur le front syrien ? Parce qu’elles ne devraient pas mourir comme ça ? Ou parce qu’elles ne devraient pas lutter comme ça ?

© Stefano Montesi/Getty Images

Prendre les armes, au sens propre comme au figuré, c’est pas une affaire de filles, hein ! Même violées, mêmes exterminées,  » on n’en voit jamais une qui sort dans la rue avec un couteau et qui tue trente mecs dans la nuit. Pas une seule « , écrit Virginie Despentes dans Vernon Subutex.  » Le féminisme n’a jamais tué personne. Le machisme tue tous les jours  » (air connu signé Benoîte Groult). Combat d’idées plutôt que combat tout court. Utiliser son cerveau, pas son corps. Même simplement manifester, ça reste fémininement compliqué (voir la grève du 8 mars dernier, au succès fort limité). Alors, montrer ses seins peinturlurés en grimpant aux barricades… Les Femens choquent moins parce qu’elles s’exhibent – y’a plus que sur Facebook qu’on n’en voit pas, des tétons – que parce qu’elles agissent. Physiquement.

Comme ces groupes de désobéissance féministe, tel Noms peut-être, qui organisent des descentes dans les rues bruxelloises pour rebaptiser symboliquement les rues mâles nommées. Ou La Barbe, à Liège, qui fait irruption tout en faux poils sur les scènes de colloques scientifiques homocentrés ou du festival Esperanzah qui a quasi oublié de programmer des chanteuses. Ou Laisse les filles tranquilles, qui taguent les sols où des passantes se font au mieux traiter de putes, au pire mettre la main au cul. Demander d’arrêter gentiment, parfois, c’est pas suffisant.

Féminazies ou activistes nouvelle génération, chacun y va de sa propre appréciation. Loin, en tout cas, du féminisme de princesse. Celui qui veut tous les avantages, sans les inconvénients. Celui qui veut des tâches ménagères égalitaires mais qui crise si le repassage n’est pas fait à sa manière. Celui qui veut une éducation parentale partagée, mais qui oeuvre quand même pour que maman soit l’indispensable. Celui qui veut l’indépendance financière mais qui avale de travers à l’idée de payer le premier verre. Celui qui veut l’amour égalitaire mais qui se garde bien de draguer. Et qui attend un preux chevalier sur son cheval blanc. Sinon, grande, tu peux aussi t’acheter toi-même un canasson et apprendre l’équitation. Agir n’est pas un mot masculin.

C’est pas gagné

Les gouvernements de la Wallonie et de la Fédération Wallonie-Bruxelles étaient tellement fiers de l’annoncer, cette quasi-parité (six femmes sur treize ministres), qu’on n’a pas voulu casser l’ambiance. Sinon, on aurait fait remarquer que c’est surtout la Fédération qui fait remonter la moyenne ; trois femmes sur cinq héritant de compétences censées être  » féminines « . Enseignement, enfance, santé… Pour le budget ou les finances, faudra repasser. Pour la parité des chefs de cabinet aussi. Dix-neuf viennent d’être nommés à ce poste dont on dit souvent qu’il concentre les leviers du pouvoir. Dont trois femmes. Mais, vraiment, on voudrait pas casser l’ambiance.

Le verre à moitié plein…

On pourrait regretter que, même en 2019, le taux de dépendance financière des femmes s’élève toujours à 27 %, soit plus du double de celui des hommes (12 %), selon la dernière étude de l’Iweps (Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique). Mais on pourrait aussi se réjouir du progrès : il y a dix ans, ce taux était quatre fois supérieur. Idem pour le revenu moyen des Wallonnes, qui n’atteint que 68 % de celui des Wallons, mais qui équivalait à 59 % en 2009. Vivement dans dix ans.

… ou pas

L’Iweps propose également des solutions pour contrer cette dépendance financière. Comme la fin du statut de cohabitant, qui réduit le montant des allocations (par exemple de chômage) ; une meilleure insertion sur le marché de l’emploi ; l’assouplissement de l’effet de la durée des carrières et de la rémunération dans le calcul des pensions… Les auteurs de l’étude imaginent également que  » chaque travailleur cotiserait à la fois pour sa propre pension et celle de son conjoint « . Ou encore un mécanisme, en cas de rupture, permettant aux femmes dont le revenu est moindre de conserver une partie du revenu de l’ex-conjoint. Original, ça peut rimer avec patriarcal.

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