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Turquie : les institutions prises en otage

Muriel Lefevre

Le Conseil de sécurité de l’ONU, l’Union européenne et l’OTAN ne sont pas d’accord avec l’invasion turque en Syrie. Pourtant, tous les trois sont impuissants, puisque pris en otage par des intérêts « supérieurs » à ceux des Kurdes de Syrie. Le point.

Les pays européens ont vivement critiqué l’opération lancée mercredi par la Turquie dans le nord-est de la Syrie contre une milice kurde, les YPG, considérée comme terroriste par Ankara mais soutenue par les Occidentaux, car elle constitue le fer de lance de la lutte contre les jihadistes du groupe État islamique (EI). OTAN et ONU ont aussi marqué leur désapprobation. Pourtant, à part quelques menaces, rien de concret. Et cet apathisme de façade a ses raisons.

L’Europe paralysée par la peur des réfugiés

L’Union européenne tremble devant un éventuel afflux de réfugiés. Le président turc le sait et c’est pourquoi il n’est guère impressionné par le chantage des différentes capitales européennes. Jeudi Recep Tayyip Erdogan a même joué là-dessus et menacé d’ouvrir les portes à des millions de réfugiés. « Ô Union européenne, reprenez-vous. Je le dis encore une fois, si vous essayez de présenter notre opération comme une invasion, nous ouvrirons les portes et vous enverrons 3,6 millions de migrants », a-t-il dit lors d’un discours à Ankara. La Turquie accueille 3.6 millions de réfugiés syriens sur son sol. Le flux de migrants depuis la Turquie vers l’Europe s’est considérablement tari à la faveur d’un accord conclu en 2016 entre Ankara et l’UE.

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Cette crainte d’un nouvel afflux de réfugiés paralyse l’UE qui pourtant pourrait réellement nuire financièrement à la Turquie. L’UE a ainsi promis 6 milliards d’euros aux Turcs pour accueillir les réfugiés. Sur ce montant, seuls 2,6 milliards d’euros ont été effectivement décaissés. Le reste peut être retenu et servir de levier face à une Turquie qui se trouve dans une situation économique catastrophique.

L’OTAN coincée par intérêt personnel supérieur

L’OTAN appelle la Turquie à la « retenue » dans son opération en Syrie. On signale donc son inquiétude, pas plus. Les termes employés par le secrétaire général de l’Otan, Jens Stoltenberg, envers la Turquie, qui rappelons-le est membre de l’Alliance, ne sont donc pas sans appel. Il ne condamne pas à proprement parler et appelle juste à « veiller à ce que toute action qu’elle pourrait entreprendre dans le nord de la Syrie soit proportionnée et mesurée » et à ne « pas compromettre les succès réalisés » contre le groupe Etat islamique. « Il est important d’éviter les actions susceptibles de déstabiliser davantage la région, d’exacerber les tensions et de causer davantage de souffrances humaines », a-t-il ainsi averti dans un communiqué publié par l’Alliance. « Je compte sur la Turquie pour agir avec retenue et veiller à ce que les progrès que nous avons réalisés dans la lutte contre l’État islamique ne soient pas compromis. », a-t-il encore ajouté.

Jens Stoltenberg
Jens Stoltenberg© Reuters

Cette retenue est due au fait que la démarche des Turcs n’a pas eu lieu dans le cadre de l’OTAN et qu’elle ne relève donc pas de l’alliance militaire. C’est une bataille dans laquelle sont impliqués les États-Unis et la Turquie, mais pas l’OTAN », déclare un diplomate dans De Standaard.

Une attitude prudente qui s’explique par le fait que malgré que les partenaires de la Turquie apprécient de moins en moins son double jeu, son importance stratégique impose de prendre des gants pour ne pas la froisser et la gardé comme allié. Son emplacement stratégique et sa taille sont en effet trop importants que pour risquer de se mettre ce pays définitivement à dos.

Le Conseil de sécurité pris en otage par les Russes

A l’initiative des États-Unis, les pays membres du Conseil de sécurité de l’ONU discutent d’un texte appelant la Turquie à revenir à la diplomatie, a-t-on appris de sources diplomatiques.

Cette démarche fait suite à l’impossibilité pour les Européens, lors d’une réunion d’urgence jeudi matin, de faire adopter à l’ensemble du Conseil de sécurité une déclaration exprimant sa « profonde préoccupation » et appelant Ankara à « cesser » son offensive. France, Allemagne, Belgique, Royaume-Uni et Pologne ont été contraints de livrer leur déclaration seuls, tout comme les États-Unis qui en ont fait une séparée pour dire que Washington « n’avait en aucune manière endossé » l’opération turque.

Le texte proposé par Washington dans le courant de la journée de jeudi reprend les termes de « profonde préoccupation » mais s’abstient de demander un « arrêt » de l’offensive turque. Il demande à Ankara de passer par les canaux diplomatiques « plutôt que militaires » pour atteindre ses objectifs, selon des diplomates. Il réclame aussi une protection des civils et insiste pour qu’un retour éventuel de réfugiés se fasse sur la base du volontariat.

Turquie : les institutions prises en otage

Selon des diplomates, la Russie a été le plus gros obstacle pour une position unie du Conseil. A l’issue de la réunion, l’ambassadeur russe à l’ONU, Vassily Nebenzia, n’a cependant pas exclu l’approbation unanime d’un texte par le Conseil de sécurité. Pour cela, « il doit prendre en compte les autres aspects de la crise syrienne, pas seulement l’opération turque », a-t-il dit, en évoquant « la présence militaire illégale » en Syrie des États-Unis, de la France ou du Royaume Uni.

Tous les 15 pays membres ont désormais la possibilité de faire des commentaires sur le texte jusqu’à vendredi 14H00 GMT. En fonction des résultats, celui-ci sera soit abandonné, soit entrera dans une procédure d’adoption, selon des diplomates.

Ce cas illustre à merveille à quel point la Syrie est le casse-tête du Conseil depuis des années. Les membres n’ont ainsi jamais vraiment réussi à prendre position contre Assad. Même les résolutions visant à alléger les souffrances de la population font souvent l’objet d’un veto. La plupart du temps du camp russe.

Pourquoi Poutine est le grand gagnant

La Turquie et la Russie forment un couple étrange en Syrie. Ce sont des  » aminemis amers » (frenemies en anglais NDLR): des ennemis qui font de leur mieux pour ressembler à des amis. L’inimitié remonte au début du conflit, lorsque chacun a choisi un camp différent. Erdogan, avec une ambition néo-ottomane, soutient l’opposition syrienne, tandis que Poutine s’engage à soutenir Assad. Tous deux voulaient étendre leur influence dans la région. Cela a conduit à des confrontations diplomatiques en coulisses. Néanmoins, la Russie et la Turquie ont cherché à se rapprocher l’une de l’autre analyse De Standaard. Du côté turc, c’est la frustration à l’égard de la politique américaine, en particulier, qui a joué un rôle majeur. Les Russes ont senti leur chance et ont proposé une danse nuptiale. Avec pour résultat : ce partenaire à l’OTAN a acheté des armes russes.

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Pour la Russie, la Turquie est une marionnette pratique pour provoquer désaccords et fissures au sein de l’OTAN selon une source de la Commission européenne dans De Standaard. « Pour le reste, les deux pays n’ont pas de coopération vraiment forte ni de projets communs. Poutine manipule complètement Erdogan en Syrie ».

Les Russes ont la volonté et la capacité de prendre des décisions en Syrie, mais n’ont pas besoin du Conseil de sécurité pour cela. Il a en effet mis place un circuit alternatif de négociation, le processus Astana entre la Russie, la Turquie et l’Iran. C’est là que les décisions seront prises.

En attendant, la Russie semble dans un premier temps prôner le dialogue. « Nous allons désormais défendre la nécessité d’établir un dialogue entre la Turquie et la Syrie », a ainsi affirmé le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, lors de déclarations retransmises par son ministère en marge d’une visite au Turkménistan. Sergueï Lavrov a affirmé que Moscou, qui soutient militairement et politiquement le régime syrien de Bachar al-Assad, allait aussi chercher à établir des contacts entre Damas et les organisations kurdes. M. Lavrov a par ailleurs dit « comprendre l’inquiétude de la Turquie concernant la sécurité de ses frontières. »

En gros, Poutine laisse faire Erdogan. « En fait la Russie n’est pas mécontente de ce qui se passe actuellement », déclare Ebubekir Isik, spécialiste étranger au groupe de réflexion Vocal Europe de Bruxelles dans De Standaard. « L’arrivée de la Turquie signifie que les États-Unis se retirent. Comme l’Iran, les Russes préfèrent la Turquie aux États-Unis. La Russie gardera le feu vert tant qu’Assad restera en sécurité ou pourra sauver sa peau. »

Avec AFP

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