Sur le plateau de Bel-Air, une association de véhicules anciens gère le garage qui, tout un temps, distribua le plus de carburant en Europe. © FRANÇOIS CANAR

Tourisme: quand les nationales tiennent la route

Le Vif

En France, longtemps groggy après l’ouverture des autoroutes dans les seventies, les nationales, routes des vacances des années 1950-1960, s’inventent un futur touristique. En surfant sur la vague vintage. En s’inspirant de la mythique Road 66 des Etats-Unis.

Pour le moment, il faut beaucoup d’imagination. Le champ du vaste plateau de Bel-Air à La Rochepot (Côte d’Or) est encore uniquement battu par le vent. Le platane, planté le 1er octobre dernier lors d’une parade de véhicules anciens afin de fêter l’imminence des travaux, a l’air bien frêle. Mais Jacques Le Disez et Gérard Roy campent sur leurs certitudes : dès 2018, chaque année, 50 000 personnes au minimum circuleront ici ; le double dès 2023. Elles se rendront au Vintage Bel Air.  » Ce parc reconstituera deux kilomètres de l’ex-Nationale 6 voisine, avec du mobilier routier d’époque « , s’enthousiasme Jacques Le Disez, porteur de ce projet à neuf millions d’euros. On y circulera à pied ou en voiture ancienne – soit la sienne, soit une louée à l’entrée – et on pourra replonger intégralement dans l’univers des années 1950-1960 avec garage d’époque, drive-in, guinguette, snacks, expositions autour de la vie quotidienne, etc.

L'embouteillage de Lapalisse reproduit un bouchon avec des véhicules d'avant 1965.
L’embouteillage de Lapalisse reproduit un bouchon avec des véhicules d’avant 1965.© FRANÇOIS CANAR

Si ce parc vintage, le premier d’Europe sur la thématique de la route, mise sur la nostalgie et le passé, il doit surtout projeter le territoire de l’agglomération Beaune Côte et Sud vers l’avenir.  » Vintage Bel Air deviendra notre super office de tourisme local, assure Gérard Roy, vice-président de la collectivité. Il y aura des retombées sur les villages voisins. Nous avons connu une « période de deuil » qui a duré plus de quatre décennies. La N6 va de nouveau nous apporter un élan économique.  »

Maudites autoroutes

Les nationales, nouveaux vecteurs de développement ? Pendant les Trente Glorieuses, garages, stations-service, restaurants, hôtels qui bordaient les N6 (Paris-Col du Mont-Cenis dans les Alpes, en passant par Lyon où elle rejoint la N7), N7 (Paris-Menton) ou N10 (Paris-Hendaye), tournaient à plein régime, notamment l’été. L’ouverture des autoroutes, à partir de la fin des années 1960, a tout bouleversé : pendant que les caisses des péages se remplissaient, celles des commerces se vidaient. Certains tronçons en portent encore les stigmates avec une succession de bâtisses à l’abandon.

Depuis quelques années, le regard posé sur ces routes des vacances évolue.  » On a commencé à se rendre compte de l’intérêt des nationales quand elles ont été déclassées en 2006 (NDLR : L’Etat français, qui en avait la gestion, les a transférées aux départements), analyse Thierry Dubois, auteur de plusieurs livres sur les N6 et N7. Dans l’imaginaire des Français, elles rappelaient les vacances des Trente Glorieuses.  » Des particuliers et des collectivités se sont interrogés : pourquoi ne pas faire de  » mon bout  » de bitume un argument touristique ?

A l'image des véhicules, la maréchaussée est aussi d'époque.
A l’image des véhicules, la maréchaussée est aussi d’époque.© FRANÇOIS CANAR

Une manifestation, imaginée par Thierry Dubois, est devenue le porte-étendard de ce mouvement : l’embouteillage de Lapalisse. Tous les deux ans, depuis 2006, la commune reproduit un énorme bouchon avec des véhicules d’avant 1965 ! Le 8 octobre, la rue principale – l’ex-Nationale 7 déviée depuis – de ce modeste bourg de l’Allier accueillait un millier de voitures, de deux-roues et ou de camionnettes. Les conducteurs vêtus à la mode des sixties, n’avaient qu’un objectif : rouler au pas… ou ne pas avancer du tout, dans un concert de klaxons assourdissant et les effluves d’essence. Autour, 15 000 à 20 000 participants ont fait exploser les caisses enregistreuses des commerces, qui ont réalisé ce week-end-là la plus grosse recette de l’année… » Désormais, je communique plus sur le bouchon que sur les célèbres lapalissades « , se réjouit Jacques de Chabannes, maire et… descendant du fameux Jacques de La Palice.

Feu vert au tourisme goudron

L’embouteillage lapalissois a fait tache d’huile. Aujourd’hui, Tourves dans le Var (N7), Joigny dans l’Yonne (N6), Sainte-Maure-de-Touraine en Indre-et-Loire (N10) – liste non exhaustive – ont récréé leur bouchon festif. Les initiatives autour du patrimoine routier se multiplient sur les anciens axes hexagonaux des vacances. Sainte-Maure-de-Touraine et Lapalisse proposent des itinéraires racontant l’histoire de leur bourg à travers la route. Dans l’Allier, Jacques de Chabannes rêve désormais de prolonger l’expérience vintage avec l’ouverture d' » une guinguette-thé dansant des années 1950-1960 « . A Tain-l’Hermitage (Drôme), sur la N7, un rétrocamping – avec caravanes d’époque – ravit les amateurs. A 50 kilomètres de là, à Loriol, on fête la nationale avec brocante vintage, bal yéyé et voitures anciennes.

Une ancienne borne de la Nationale 10, restaurée à l'identique.
Une ancienne borne de la Nationale 10, restaurée à l’identique.© FRANÇOIS CANAR

Les rallyes de véhicules de collection se font de plus en plus fréquents et ambitieux. Cet été, Thierry Dubois descendra la N7 de Paris à Menton avec une centaine de véhicules ; Laurent Carré, auteur d’un ouvrage sur la N10, compte faire pareil entre la capitale et Hendaye. D’ici là, Aurélien Chubilleau, journaliste spécialisé qui a organisé une exposition à Châtellerault, sur la route Paris-Hendaye, aura lancé une sorte de box de découverte payante sur le Net :  » Nous proposerons plusieurs parcours sur la Nationale 10 avec des étapes touristiques, gourmandes et hôtelières.  »

Si particuliers et collectivités additionnent les initiatives, c’est que les nationales historiques ont du potentiel. Puisqu’elles ont été empruntées par des milliers de personnes, puisque le vintage est à la mode, puisque les années 1950- 1960 sont désormais associées à une insouciance d’après-guerre alors que la période actuelle n’incite pas à un optimisme débordant, tous les voyants sont au vert pour un tourisme couleur goudron… En invitant les automobilistes à faire l’école buissonnière des autoroutes, ces mordus du bitume entendent développer un  » slow tourisme  » à la découverte des patrimoines naturel, architectural, historique, culinaire, oenologique, etc.  » Quand on pénètre sur une de ces nationales, on est déjà en vacances, avant même d’arriver à sa destination finale « , ose Aurélien Chubilleau.

Mais ce nouveau tourisme routier se heurte encore à de froides réalités : isolées et peu coordonnées, les initiatives souffrent d’un manque de visibilité. Sur la N10, Laurent Carré peine à convaincre les communes d’installer des panneaux marquant le tracé historique :  » Ce n’est pas forcément la priorité des élus…  » L’association qu’il a créée, Nostal’10, devrait financer les premières installations, espérant un effet boule de neige.

Le poids de l’Expo universelle

Thierry Dubois, initiateur du Grand embouteillage de Lapalisse.
Thierry Dubois, initiateur du Grand embouteillage de Lapalisse. © FRANÇOIS CANAR

Sur la N6, autour du futur Vintage Bel Air, les difficultés sont autres. Sur plusieurs dizaines de kilomètres, les actions se multiplient. La vitrine d’une ancienne station-service, réhabilitée en 2014, accueille des expositions sur le thème de la route ; l’auberge mitoyenne surfe sur la N6 jusque sur les serviettes ; une petite antenne du Fonds régional d’art contemporain explore la thématique de l’automobile et du voyage ; une ancienne maison de garde-barrière est devenue petit musée consacré à la nationale ; une publicité peinte Kodak a été rafraîchie, etc. Un garage – naguère celui qui distribuait le plus de carburant en Europe ! – a également été restauré sur le plateau de Bel-Air. Il est aujourd’hui géré par une association de véhicules anciens qui y organise régulièrement des manifestations.

Au bord des nationales, les Français prenaient souvent le temps de s'arrêter. Une autre idée des vacances...
Au bord des nationales, les Français prenaient souvent le temps de s’arrêter. Une autre idée des vacances… © © VINTAGE BEL AIR 2016

Pourtant, si les initiatives foisonnent, vous pouvez musarder un samedi après-midi de juin et trouver toutes les portes closes ! Chercher un parcours touristique complet autour de ce patrimoine routier sur Internet est une gageure, tandis que sur l’asphalte, rien n’indique les différents points d’intérêts ou le tracé historique.  » On en est aux balbutiements, reconnaît Gérard Roy, le vice-président de Beaune Côte et Sud. Ici, il n’y avait plus rien. Ces initiatives ont été renforcées avec la sanctuarisation du garage de Bel-Air. Le parc Vintage Bel Air sera le deuxième étage de la fusée qui fera décoller le tout.  »

L’exposition universelle de 2025, à laquelle la France est candidate, aura peut-être un rôle à jouer. Fin octobre, ExpoFrance 2025, qui porte le projet, a signé une convention avec l’Association des communes des routes nationales 7, 6 et 86 historiques (qui veut promouvoir les territoires traversés par ces axes). Si l’Hexagone est retenu, la N7 sera l’un des  » Détours « , c’est-à-dire qu’elle sera inscrite au programme. Un formidable coup de projecteur, se félicite Gilbert Bouchet, sénateur-maire de Tain-l’Hermitage et président de l’association :  » L’Exposition universelle permettra de rassembler les initiatives et de les rendre visibles.  »

Suffisant pour donner aux routes historiques françaises un destin à la Route 66 américaine ? La  » Mother Road « , reliant Chicago (Illinois) à Santa Monica (Californie), sur près de 4 000 kilomètres, est bien le Graal à atteindre. Des milliers de touristes suivent son tracé originel et s’arrêtent dans des établissements restés dans leur jus (ainsi, le Bagdad Café en Californie, où a été tourné le film éponyme). L’administration Clinton avait même, en son temps, débloqué 10 millions de dollars pour préserver les attraits de la 66. Pourtant, à en croire Thierry Dubois, les routes des vacances françaises n’ont rien à lui envier :  » Sur la Route 66, vous avez d’immenses espaces vides. Nos nationales, c’est du patrimoine naturel et historique tous les kilomètres. Notre potentiel est phénoménal.  »

Par Nicolas Montard.

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