Toujours encarté au Labour, l'ancien chef du gouvernement britannique milite pour un second référendum. © J. sutcliffe/polaris image pour LE VIF/l'express

Tony Blair :  » Une nouvelle élection ne résoudrait pas le Brexit « 

Le Vif

L’ex-Premier ministre britannique dénonce les manoeuvres de Boris Johnson et critique le leadership de Jeremy Corbyn, chef du Parti travailliste, son propre mouvement.

Les cheveux ont blanchi, mais ce large sourire qui a joué un rôle indéniable dans son succès reste le même. S’il n’a plus la cote outre-Manche depuis l’engagement du Royaume-Uni auprès des Etats-Unis lors de la guerre en Irak, en 2003, Tony Blair reste le plus doué des politiciens britanniques depuis Winston Churchill. A 66 ans, l’ancien Premier ministre (1997-2007) n’a pas renoncé à l’engagement politique et prône la tenue d’un nouveau référendum sur le Brexit. Il dénonce l’atteinte à la démocratie que représente le choix, par Boris Johnson, de prolonger la suspension du Parlement. Mais il craint que le Labour de Jeremy Corbyn, le leader issu de la gauche radicale, ne soit pas à la hauteur des défis du moment.

De Gaulle avait-il raison en estimant que le Royaume-Uni ne se sentirait jamais à son aise au sein du projet européen ?

Non, il s’est senti à son aise dans le projet européen. Il existe toujours des désaccords, comme j’ai pu le constater durant mes dix années comme Premier ministre, car les Etats bataillent sur les politiques à mener. Il n’y a pas à aimer les institutions européennes pour être convaincu que l’Europe joue un rôle clé pour l’avenir du Royaume-Uni. Au milieu du xxie siècle, trois puissances domineront : l’Amérique, la Chine et probablement l’Inde. Les autres pays apparaîtront bien petits en comparaison. Ceux de la taille de la France ou du Royaume-Uni ne peuvent exercer de la puissance et de l’influence que collectivement. C’est la raison d’être d’une Union européenne à présent. On ne peut bâtir seul des capacités de défense. Il ne s’agit pas de rejoindre une armée européenne, mais de coopérer afin que l’Europe tire collectivement parti de ses atouts et de ses capacités. Sans cela, nous ne pourrons jamais être un recours ou jouer un rôle géopolitique dans des régions périphériques comme le Moyen-Orient ou l’Afrique ; nous resterons éternellement dépendants de Washington. La domination annoncée de la Chine et des Etats-Unis dans le secteur de l’intelligence artificielle, par exemple, est un défi majeur. Il y a tant à faire en matière d’énergie, de climat, d’éducation et de science. Le Royaume-Uni ferait une erreur historique en rejetant la collaboration européenne. Je n’ai aucun doute là-dessus. Outre l’histoire, les valeurs et nos intérêts, la géographie nous lie à l’Europe : je peux me rendre plus rapidement à Paris depuis Londres qu’à Newcastle.

Comment les historiens de l’avenir jugeront-ils la suspension inédite du Parlement par Boris Johnson ?

Si Boris Johnson parvient à contourner le Parlement et mène le pays à une sortie sans accord, cela provoquera une immense colère. Quelle que soit l’issue de la crise, cela suscitera de la fureur d’un côté ou de l’autre. Personne ne peut sérieusement prétendre que le pays a voté, lors du référendum de juin 2016, pour une sortie sans accord. Le gouvernement ne dispose d’aucun mandat en ce sens. Rien ne justifie de refuser au Parlement d’être en mesure de se prononcer.

Boris Johnson assure que les conséquences néfastes d’une sortie sans accord sont exagérées. Que craignez-vous ?

Les partisans les plus extrémistes du Brexit remplacent l’analyse par la croyance. Chacun peut se convaincre de ce qu’il veut ; cela peut donner le courage ou la hardiesse nécessaires pour prendre un risque. Mais l’autopersuasion n’atténue en rien la réalité objective du risque. Personne n’est en mesure de décrire les conséquences d’une sortie sans accord, car aucun pays développé n’a renoncé, du jour au lendemain, à la totalité des accords commerciaux avantageux qui le liaient à d’autres. Cela sera à coup sûr difficile, d’autant que ces accords avec l’Europe concernent la moitié de nos échanges. Le pays s’y prépare, mais il y aura forcément des dégâts. Et rien ne dit que la saga du Brexit s’arrêtera là ; au chapitre suivant, nous devrons retourner à Bruxelles pour tenter de négocier un nouvel accord de libre-échange…

Les anti-Brexit manifestent, le 31 août dernier, contre la décision de Boris Johnson de prolonger la suspension du Parlement.
Les anti-Brexit manifestent, le 31 août dernier, contre la décision de Boris Johnson de prolonger la suspension du Parlement.© H. Nicholls/reuters

Malgré tout ce que vous venez de décrire, l’attrait d’une sortie sans accord progresse dans l’opinion. Les conservateurs sont-ils les seuls responsables du désordre actuel ?

Celui-ci résulte d’une crise d’identité nationale, née à droite. Elle est désormais la ligne de fracture de tout le Royaume-Uni. L’un des aspects les plus extraordinaires de la situation est que l’Europe n’était pas un sujet lors de l’élection générale de 2015, un an avant le référendum. Je suis d’ailleurs le seul politicien, à l’échelle nationale, à avoir dénoncé à l’époque la menace que représentait ce référendum (une promesse de campagne du Premier ministre David Cameron). Nous en sommes là car le gouvernement a fait les choix que vous savez, mais aussi parce qu’il manque une opposition sérieuse, crédible, capable de mobiliser le pays par son leadership.

Les leaders européens pourraient-ils être d’une plus grande aide ?

Dans ce type de situation, l’Europe ne sait jamais quelle forme d’aide elle peut apporter : intervenir dans nos débats ou rester à distance. Si un nouveau référendum était organisé, comme je le crois possible, il serait important qu’elle ait son mot à dire.

Si le maintien du Royaume-Uni au sein de l’UE s’imposait lors d’un second référendum, que faudra-t-il changer dans cette relation ?

L’ironie de la situation, c’est que la Grande-Bretagne possède déjà une position idéale. Nous ne faisons pas partie de Schengen, afin de pouvoir effectuer nos propres choix en matière d’immigration, ni de la zone euro, afin de conserver notre souveraineté monétaire. En cas de nouveau référendum, l’UE doit comprendre que la plupart des angoisses britanniques exprimées en juin 2016 sont partagées par les Européens. Les inquiétudes concernant la libre circulation des personnes existent en France et en Allemagne. A titre personnel, j’estime que l’immigration a été le principal moteur du résultat du référendum de 2016.

Comment les opposants à une sortie sans accord doivent-ils s’organiser en cas d’élections anticipées ?

Une nouvelle élection ne résoudrait pas le Brexit. Quand le processus est bloqué au niveau du Parlement, la meilleure chose à faire est de consulter directement le peuple par référendum. Les tories veulent de nouvelles élections législatives car ils pensent qu’ils peuvent triompher, même en cas de sortie sans accord, en présentant ainsi la situation à l’électorat :  » C’est ça ou Jeremy Corbyn accède au poste de Premier ministre.  » La façon dont le Labour est dirigé pose problème, à l’intérieur comme à l’extérieur du parti. Voilà pourquoi la priorité, pour sortir de l’impasse, consiste à consulter le peuple.

A vous écouter, Jeremy Corbyn ne devrait pas diriger la campagne du Labour…

C’est le leader du Parti travailliste. Vous connaissez mes désaccords avec lui, évidents. Pour être honnête, il a essayé, ces dernières semaines, de faire preuve de responsabilité en s’associant à d’autres membres du Parlement (opposés à une sortie sans accord). Et il a mis de côté l’idée qu’il lui revenait d’assurer l’intérim comme Premier ministre. Aujourd’hui, il essaie de faire ce qu’il faut. S’il parvient à ses fins, je le soutiendrai.

Le Labour est divisé entre des zones traditionnellement ouvrières, qui tendent à soutenir le Brexit, et les électeurs des grandes villes, en faveur d’un maintien dans l’UE. Comment les réconcilier ?

Vous ne pouvez réconcilier ces électeurs sans un leadership affirmé. Vous devez dire aux laissés-pour-compte et aux communautés isolées que vous comprenez leurs problèmes. Vous devez leur dire que vous êtes prêt à résoudre la question de l’immigration. Vous ne pouvez pas écarter leurs peurs. Vous devez leur dire que le Brexit n’est pas la solution, et qu’il nous détourne des problèmes réels de ce pays. La vérité est que toutes les décisions qui importent en Grande-Bretagne sont prises ici, et non à Bruxelles. Malheureusement, le Parti travailliste ne s’est pas battu comme un mouvement d’opposition devrait le faire ; il s’est contenté de rechercher le meilleur Brexit pour le pays, sans se demander s’il n’était pas plus juste de consulter à nouveau la population. Dans ces circonscriptions ouvrières qui votent traditionnellement Labour, et j’en représentais une, je peux vous assurer que la question du leadership de Corbyn est tout aussi importante que celle du Brexit.

La démocratie britannique n’est plus le symbole de stabilité qu’elle a longtemps été. Une réforme constitutionnelle s’impose-t-elle ?

Les arguments en ce sens ne manquent pas. Au gouvernement, j’ai appris que vous ne pouvez pas vous sortir d’une situation difficile en modifiant la Constitution. Lors de la consultation de 2016, nous avons substitué la démocratie référendaire à la démocratie parlementaire. A présent, nous devons déterminer dans quelle mesure le Parlement a son mot à dire sur l’issue d’un référendum. Le problème, c’est qu’il existe différentes versions du Brexit, sans qu’on sache pour laquelle a voté le public. Dès le début, David Cameron aurait dû dire :  » Si nous votons pour le Brexit, nous négocierons, nous arrêterons une position gouvernementale puis nous reviendrons vers le peuple.  » Malheureusement, il ne l’a pas fait. Et les partisans extrémistes du Brexit soutiennent à présent que le résultat du référendum est définitif, et qu’il faut l’appliquer. Quel qu’en soit le coût.

Propos recueillis par Clément Daniez

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