Philippe Jottard

Syrie, quatre ans déjà

Philippe Jottard Ambassadeur honoraire, ex-ambassadeur à Damas

A la mi-mars 2011, la Syrie a été emportée dans le maelstrom des « printemps arabes ». Quatre ans plus tard, le bilan désastreux et les sombres perspectives du conflit imposent une réflexion sur l’engrenage qui a mené à cette tragédie.

Dénoncer les pertes en vies humaines, les souffrances endurées, la barbarie de la guerre, les destructions, la déstabilisation de toute la région, la montée du terrorisme qui nous frappe aussi, n’est pas suffisant. Il importe aussi d’examiner la responsabilité des différents acteurs, intérieurs et extérieurs, dans le drame et de s’inspirer de cette analyse pour s’interroger sur les perspectives d’un lointain retour à la paix.

Si la répression, l’opposition à la dictature et à la corruption ont provoqué les soulèvements à Tunis et au Caire comme en Syrie, il convient de souligner trois différences fondamentales entre les mouvements dans les deux premiers pays et la révolte syrienne. Différence d’abord quant aux acteurs : dans les cas tunisien et égyptien, les classes moyennes urbaines ont été le fer de lance de la révolution; en revanche, ce sont les campagnes sunnites et les quartiers informels peuplés de migrants de ces campagnes qui se sont révoltés contre Bachar el-Assad. Les minorités religieuses, les Kurdes ainsi qu’une partie des Arabes sunnites, dont la bourgeoisie, sont restés à l’écart du mouvement. En Tunisie comme en Egypte, l’armée n’a pas empêché la chute de Ben Ali et Moubarak alors que les militaires ont défendu le régime baasiste. Finalement, la révolte en Syrie s’est militarisée après quelques mois avec, assez rapidement, l’appui actif des pays sunnites régionaux. Un défaut de perception de ces différences a conduit, notamment en Occident, à de graves erreurs d’analyse sur la résilience du régime, les conséquences de la militarisation de l’opposition et du soutien fourni à celle-ci par ses parrains sunnites régionaux.

Le régime porte certes une lourde responsabilité dans la spirale de la violence, mais la thèse courante d’une révolution pacifique qui n’avait d’autre issue que la rébellion armée ne dit pas toute la vérité. Il y eut aussi exactions et violences du côté des manifestants, tues par les médias, notamment Al-Jazeera qui a aussi jeté de l’huile sur le feu en diffusant les fatwas incendiaires des imams contre les alaouites. Ensuite, les Occidentaux – France, Etats-Unis, Grande-Bretagne – ont réclamé dès l’été 2011 le départ du président syrien, barrant la voie à une solution politique réaliste. Ils ont aussi ignoré l’opposition intérieure, hostile à la violence et à une intervention militaire. Les opposants en exil, la rébellion armée et leurs appuis étrangers ont cru à la chute rapide du régime sans percevoir que celui-ci tiendrait et que la militarisation de la révolte jetait les minorités et nombre de sunnites dans ses bras. La montée de la violence a renforcé l’aile dure du régime et a favorisé la domination de la rébellion par les islamistes. Quant aux opposants de l’extérieur, ils ont été rapidement considérés comme la représentation légitime du peuple syrien alors que cette représentativité n’était pas évidente.

Paris, Washington et Londres ont aussi fait confiance à la Turquie, l’Arabie saoudite et au Qatar pour financer et armer les rebelles en sous-estimant le danger de l’aide fournie par ces pays aux milices sunnites tant il importait d’abattre le régime baasiste. La dimension régionale et internationale prise par le conflit a conduit à une situation quasi inextricable. L’Arabie saoudite y a vu le moyen d’affaiblir l’allié syrien de Téhéran, son rival chiite à la domination régionale et de l’islam qui lui attache une importance stratégique au maintien du régime de Damas. Proche des Frères musulmans bien représentés dans l’opposition extérieure, la Turquie a aussi soutenu les groupes les plus radicaux. Pour la Russie, l’assistance à un allié historique et le rejet d’un changement de régime comme en Libye au moyen d’une résolution du Conseil de Sécurité s’inscrivent dans sa volonté, en faisant pièce à l’interventionnisme occidental, de retrouver son statut de grande puissance. C’est dans cette période cruciale que la diplomatie aurait dû pouvoir jouer son rôle entre les Occidentaux et la Russie pour arrêter la surenchère de la violence et les ingérences et interventions étrangères. Malheureusement les efforts de Kofi Annan en vue d’une solution politique n’ont reçu ni de la part du régime, ni de ses adversaires l’appui qu’ils méritaient et ont été même torpillés. Sceptiques quant aux capacités de l’opposition extérieure, divisée et sans relais solide sur le terrain, de gérer l’après-Assad, les Occidentaux ont refusé une intervention directe et même pendant un temps d’armer les rebelles tout en entretenant la fiction d’une Armée syrienne libre « modérée », en réalité largement inexistante. En revanche, leurs alliés sunnites régionaux n’ont pas hésité de jouer avec le feu en appuyant une myriade de brigades radicales ou très radicales. Les médias ont présenté la rébellion composée d’un côté par les djihadistes et de l’autre par les rebelles « modérés » en omettant e mentionner les brigades islamistes et salafistes majoritaires. Or les « rebelles modérés », très minoritaires, constituent surtout une fiction à destination de nos opinions publiques. Une politique occidentale à courte vue à la remorque de l’Arabie, du Qatar et de la Turquie a contribué à ce cancer qui déstabilise la région et atteint aussi l’Europe. Une indignation morale également sélective ne suffit pas à bâtir une bonne politique.

L’affaire des armes chimiques a représenté un tournant spectaculaire dans la crise. L’accord américano-russe a permis aux Etats-Unis de ne pas perdre la face et d’obtenir la destruction de ces armes. Il a évité une intervention militaire au régime et à l’Occident de s’engager dans une aventure. Si elle avait eu lieu, les djihadistes contrôleraient peut-être Damas.

Les adversaires du régime l’ont accusé d’instrumentaliser le djihadisme de façon à se poser en alternative alors que d’autres trouvent cela de bonne guerre. De toute manière, les djihadistes sont bien là et constituent la principale force d’attraction au sein de la rébellion. La « défense de la Syrie contre le terrorisme islamiste fomenté de l’étranger » a fourni au régime l’idéologie mobilisatrice qui lui faisait défaut. Dans les zones qu’il contrôle et qui représentent plus de 60% de la population, celle-ci voit dans le régime un gage de sécurité. Sauf intervention militaire extérieure, celui-ci survivra, mais avec de profonds changements par rapport à la période d’avant la crise. L’appareil sécuritaire joue ainsi un rôle prééminent au détriment des responsables politiques du parti Baas qui a perdu nominalement son rôle dominant avec la nouvelle Constitution de février 2012 et un pluralisme politique fût-il de façade. Le pays est morcelé en zone gouvernementale, enclaves kurdes autonomes et zones rebelles que l’armée tente de rendre invivables par tous les moyens de façon à pousser à l’exil les populations favorables à l’insurrection.

Une solution politique du conflit semble très éloignée en raison de la domination de la rébellion par les djihadistes et autres salafistes, des positions inconciliables entre l’opposition extérieure et le régime sur l’avenir de celui-ci ainsi que des multiples interventions et ingérences étrangères. Solution politique et retour de la sécurité sont donc intimement liés. A défaut de la victoire militaire assez improbable de l’un des deux camps, l’enlisement constitue à moyen terme la perspective la plus réaliste. Dans ces conditions, la négociation par l’envoyé spécial de l’ONU de cessez-le-feu locaux constitue la meilleure démarche. Les Etats-Unis accordent désormais la priorité au combat contre l' »Etat islamique » (E.I.). La formation par les Américains avec l’aide de la Turquie d’un premier corps de cinq mille rebelles « modérés » s’inscrit aussi dans cette lutte. Il est douteux toutefois que les Occidentaux puissent créer une troisième force capable d’inverser le rapport de force favorable à l’armée gouvernementale et aux islamistes radicaux. Jusqu’à présent les efforts des Occidentaux dans ce sens ont été un échec. On ne peut exclure cependant que la coalition contre l’E.I. se retourne contre le régime dont la chute reste prioritaire pour Ankara et essentielle pour Riad. Sa défaite accroîtrait cependant le chaos dans des proportions encore inconnues en Irak. La focalisation sur l’E.I. laisse dangereusement de côté la montée en puissance de la branche syrienne d’al-Qaïda, le Front al-Nosra. En dépit de l’urgence de la lutte contre les djihadistes dont ils ont pris conscience trop tardivement, les Occidentaux ont du mal à accepter le régime syrien comme un allié objectif tellement celui-ci a été condamné pour sa répression.

En Syrie, la fin du chaos est inséparable à l’existence d’un pouvoir capable de mettre fin à la prolifération des groupes armés

Si la crise ukrainienne ne s’y oppose pas, les exigences de la realpolitik imposeront peut-être aux Occidentaux de rechercher un compromis avec la Russie permettant au régime de participer à la pacification et à une transition politique fût-ce à titre provisoire. Le retour de la paix est-il lié au maintien, à la disparition ou la transformation d’un régime qui serait irréformable selon ses adversaires ? Outre un accord international sur l’arrêt des livraisons d’armes et de l’arrivée des combattants étrangers, la fin du chaos est de toute manière inséparable de l’existence d’un pouvoir capable de mettre fin à la prolifération des groupes armés sauf à accepter une fragmentation du pays et la poursuite de la violence dans certaines zones avec tous les risques de déstabilisation que cela représente. La démocratie liée à un certain degré de sécularisme représente la seule véritable alternative à l’opposition entre dictature et fondamentalisme islamique. On imagine aisément combien cette « voie tunisienne » exemplaire, sera ardue en Syrie.

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