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Syrie : « Les gens pensent en blanc et noir »

Son cabinet de psychanalyste ne désemplit pas depuis le début du conflit. Dans la maison des Jésuites à Damas, le père Rami Elias accueille sur le divan hommes, femmes, chrétiens, musulmans, venus exprimer leurs angoisses et leurs tourments.

Le Vif/L’Express : Quels sont les symptômes évoqués par vos patients?

Rami Elias : Difficultés de dormir, angoisses, anxiété… Pour les jeunes couples, il y a surtout la peur pour les enfants, avec cette question : faut-il quitter le pays ? Et si je reste, que va-t-il arriver ? Les patients ont tendance à projeter sur nous, analystes ou religieux, une sorte de clairvoyance sur ce qui va arriver alors qu’à ce niveau-là, nous sommes aussi perdus qu’eux.

Que faites-vous concrètement ?

J’essaie d’aider les chrétiens à retrouver leur vraie place, celle de pont entre les communautés, même si c’est un peu tard aujourd’hui. Au début des événements, j’avais organisé avec une amie analyste musulmane, Rafah Nached, des séances de psychodrame pour aider les patients à s’accepter mutuellement. Tous les dimanches soirs, on était entre 70 et 80, chrétiens et musulmans mélangés. Au début c’était pénible, car la majorité était constituée d’opposants. Les pro-régime ont pris peur et voulaient nous quitter. Je leur ai rétorqué que si le groupe n’a qu’une couleur, cela ne sert plus à rien. Ils sont restés et on a enregistré les premiers progrès.

Pourquoi l’expérience a-t-elle pris fin ?

Au bout d’un mois, Rafah Nached a été arrêtée et les gens ont été effrayés. Après, je me suis retourné vers les chrétiens et j’ai projeté un DVD intitulé A contre-courant réalisé par la fondation Adyan de Beyrouth à partir des évènements du Liban. Il contient des témoignages extraordinaires, notamment de prêtres qui ont été solidaires avec les musulmans. C’était une manière de faire comprendre ce rôle de « pont » spécifique aux chrétiens.

Pourquoi spécifiquement les chrétiens ?

Si on regarde les villages syriens et libanais, chacun d’eux est composé de deux couleurs, jamais de trois, et la seconde couleur, c’est toujours le chrétien. Vous aurez donc des villages druzes-chrétiens, sunnites-chrétiens, chiites-chrétiens, mais jamais sunnites-chiites, sunnites-druzes, etc. Le chrétien, c’est un peu l’élément sûr. Un fonctionnaire chrétien recevra plus facilement les confidences des autres. Au début du conflit, j’avais suggéré aux patriarches de jouer ce rôle de pont. Malheureusement cela n’a pas été fait.

Si plus personne n’arrive à s’accepter, que pouvez-vous encore faire ?

On est de fait arrivé à un point où les gens pensent en blanc et noir. Leur psychologie fonctionne déjà comme cela. L’idée que le bien et le mal s’entremêlent leur est très difficile à comprendre. Les chrétiens éprouvent des difficultés à trouver ce qui est bon chez les musulmans et vice versa. Ils s’accusent mutuellement d’être fanatiques. En fait, tout le monde est fanatique.

Cela veut-il dire qu’avant le conflit, les relations étaient bonnes ?

On dit que l’islam en Syrie est modéré, mais je doute. Dans les années 1800, il y a eu des massacres de chrétiens. L’islam modéré est d’abord le fait des villes. Dans les milieux populaires et ruraux, ce n’est absolument pas le cas. Quand on parle du « vivre ensemble », cela n’a jamais existé. On se tolère, car on n’a pas le choix.

Les gens pourront-ils à nouveau cohabiter après le conflit ?

Il faudra du temps. Regardez le Liban, qui a connu beaucoup plus de victimes, et qui revit. Il y aura sans doute des vengeances, mais elles ne viseront pas des groupes car dans chaque groupe il y aura eu des pro et des anti-régime. Tôt ou tard la vie va reprendre.

Propos recueillis à Damas par François Janne d’Othée

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