Pendant cinq ans, Myriam a écrit pour ne pas oublier "ce monde qui a sombré dans le chaos". © F. Thomas

Syrie : journal de guerre d’une enfant

Le Vif

Pour Myriam Rawick, 13 ans, la plus belle ville du monde se trouve dans le nord-ouest de la Syrie. Ce  » paradis de couleurs, d’odeurs, de saveurs « , où elle a grandi, s’appelle Alep. Poignant.

Pour Myriam Rawick, 13 ans, la plus belle ville du monde se trouve dans le nord-ouest de la Syrie. Ce  » paradis de couleurs, d’odeurs, de saveurs « , où elle a grandi, s’appelle Alep. Un jour, quand elle était toute petite, son père, Joseph, lui a dit :  » Alep, c’est l’étoile de la terre.  »  » Il avait raison, dit-elle. Alep, c’était un éden, notre éden.  »

Cinq années de guerre ont ravagé la fière et antique cité. Cinq années de haine, de fureur et de destruction au fil desquelles elle a tenu son Journal de Myriam. Avec ses mots d’enfant, elle raconte, semaine après semaine, le naufrage de son quotidien, les bombes qui écrasent l’insouciance et la mort qui terrasse l’innocence. Son témoignage poignant, coécrit avec le journaliste Philippe Lobjois, a reçu en France le prix des lecteurs L’Express/BFMTV dans la catégorie des essais (1).

Syrie : journal de guerre d'une enfant
© LV

Ces jours-ci, Myriam découvre l’Europe avec sa mère, Antonia, et sa petite soeur, Joëlle.  » Je vis plein de premières fois, s’amuse-t-elle. Le livre ; le voyage en avion ; Paris ; les interviews ; la Belgique, bientôt, où je vais revoir mon oncle et ma tante et découvrir mes cousins, que je ne connais pas.  » Ce qu’elle tait, c’est le dangereux périple pour rallier depuis Alep l’aéroport de Beyrouth, au Liban. Le jour où elle a emprunté cette route piquetée de check points, la circulation a été stoppée pendant deux heures par les combats opposant les hommes du groupe Etat islamique à leurs frères ennemis du front Fatah al-Sham. Les armes se sont tues à Alep, pas dans le reste du pays.

Aujourd’hui, après un premier déménagement à Midan, les Rawick occupent un appartement du quartier chrétien de Souleymanieh. L’eau se fait moins rare, l’électricité moins intermittente. Myriam va à l’école Amal, elle a repris ses activités chez les frères maristes et ses sorties avec les scouts. Cet été, elle a plein de projets : une semaine de colo dans la vallée de Wadi al-Nasara ; des cours de zumba ; des vacances en famille, peut-être, au bord de la Méditerranée.  » Ce serait bien pour mon père, il n’a pas quitté Alep depuis dix ans « , espère-t-elle.

Pourtant,  » tout (lui) manque de la vie d’avant « , avoue l’adolescente dans un sourire timide. Surtout Jabal Saydé, son quartier du nord de la ville, où ses aïeux arméniens ont trouvé refuge après avoir fui la Turquie et le génocide des leurs. Jabal Saydé ( » la montagne de la Vierge « ), où chaque heure, chaque jour, chaque saison avait son parfum : le retour de l’école qui embaumait le thé au gingembre ; le samedi, le pain rond et chaud ; le dimanche, les cierges de l’église Saint-Georges ; le printemps, les abricots de Damas. Elle a peur d’oublier  » ce monde qui a sombré dans le chaos « . Heureusement, sa mère lui a enseigné que nos yeux ne sont pas les seuls gardiens de nos souvenirs.

De ces années noires, Myriam, qui aime tant l'école, garde une grande fierté : elle n'a jamais manqué un jour de classe.
De ces années noires, Myriam, qui aime tant l’école, garde une grande fierté : elle n’a jamais manqué un jour de classe.© F. Thomas

En janvier dernier, Myriam est retournée dans son ancienne rue. Il a fallu franchir les barrages, éviter les mines. L’ado montre les photos de son expédition sur son téléphone portable : les ruines, partout ; l’entrée de l’immeuble, où la statuette de la vierge a été arrachée ; les lettres noires tracées sur le mur blanc ( » Allah akbar, la victoire appartient aux sunnites « ) ; l’appartement dévasté où elle a retrouvé, dans les gravats, quelques photos et ses livres de petite fille.  » Toute mon enfance m’est revenue d’un coup.  » Ses yeux s’illuminent quand elle raconte la douceur des soirées d’avant la guerre et les voisins qui se retrouvaient sur la terrasse pour partager un barbecue, chanter, discuter, plaisanter. Elle éclate de rire :  » Nous, les enfants, jouions du tambour avec les casseroles.  »

En juillet 2012, les premiers obus de mortier sont tombés. Loin d’abord, puis de plus en plus près. Il a fallu se calfeutrer, des journées entières, dans la cage d’escalier écrasée de chaleur. Changer d’école, car la première était dangereusement proche de la ligne de front. Apprendre à courir dans les rues pour échapper aux tireurs embusqués. La nourriture a commencé à manquer. La télévision et le ventilateur ont déclaré forfait. Cousin Fadi, son préféré, son  » grand frère « , a reçu une balle en pleine tête qui l’a laissé paralysé. Deux autres cousins, Aboud et Georges, ont été tués au combat.

Myriam a appris des mots nouveaux – sniper, Kalachnikov, Douchka (la mitrailleuse antiaérienne soviétique) et de drôles de sigles – ASL (armée syrienne libre, qui regroupe les opposants modérés à Bachar al-Assad), Daech (l’acronyme arabe du groupe Etat islamique).  » Avant, écrit-?elle, je croyais que les avions, ça ne servait que pour les voyages, pour partir loin […]. Je n’avais jamais pensé que cela pouvait transporter des bombes.  » Une chose l’intrigue :  » Où vont les balles après qu’on les a lancées en l’air ?  »

Le 29 mars 2013, des hommes en vert de l’ASL ont envahi Jabal Saydé. Myriam a serré très fort sa poupée dans ses bras et lui a chuchoté de ne pas avoir peur.  » Par les haut-parleurs des minarets, on nous a annoncé que ceux qui resteraient seraient considérés comme des partisans du gouvernement « , se souvient-elle. La famille Rawick a fait ses valises.  » Une foule immense remplissait la rue. Tout le monde était silencieux, personne ne parlait. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser à un troupeau de moutons.  »

De ces années noires, Myriam garde une grande fierté : ne jamais avoir manqué un jour de classe. Une poignée de bons souvenirs, aussi : la première communion à l’église Saint-Georges, avec la robe blanche et la couronne de fleurs dans les cheveux ; la  » chasse au trésor de Captain Joe « , organisée par les frères maristes pour distraire les petits avec la belle barque en bois qu’oncle Rami avait aidé à fabriquer pour l’occasion. Plus tard, elle qui aime tant l’école veut devenir astronome. Et vivre à Alep, bien sûr. Mais d’abord, elle doit rapporter plein de photos de Paris à Joudi, sa grande amie musulmane. Elle le lui a promis.

(1) Le journal de Myriam, par Myriam Rawick, avec Philippe Lobjois. Fayard, 306 p.

Par Anne Vidalie.

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