Des soldats de l'armée loyaliste syrienne traversent la ville de Maarat al-Numan, dans la province d'Idlib. © PHOTO NEWS

Syrie: à l’assaut de l’ultime bastion rebelle

Dans la province d’Idlib, les armées turque et syrienne se font face, et les civils fuient en masse les bombardements. Débuté en 2011, le conflit s’avère inextricable tant les intervenants sont nombreux. La clé reste à Moscou.

Il y a les Syriens qui rient, et ceux qui pleurent. Les premiers vivent à Alep, la grande ville du nord, dont la périphérie a été sécurisée par l’armée loyaliste fidèle à Bachar al-Assad. Finis, les tirs de roquettes et l’insécurité permanente dès qu’il s’agissait de quitter la ville. L’autoroute Alep- Damas est à nouveau praticable, et les liaisons aériennes ont repris avec la capitale, ce qui redonne un peu d’oxygène à une économie aux abois.

Les seconds endurent un véritable calvaire. Ils vivent dans la province voisine d’Idlib, la dernière à échapper encore au contrôle du pouvoir central. L’armée loyaliste y fait face à des rebelles de tout acabit équipés d’armes lourdes et protégés par une force d’occupation turque. C’est dans cette province qu’ont convergé les rebelles et leurs familles, chassés de leurs places fortes reprises au fil des années par l’armée loyaliste. Parmi eux, les djihadistes regroupés sous la bannière de Hayat Tahrir al-Cham (HTS), une ancienne branche d’Al-Qaeda.

Les bombardements intensifs par les Su-24 de l’aviation russe, qui soutient l’armée loyaliste, n’épargnent ni les civils ni les infrastructures comme les écoles et les hôpitaux. Ils ont entraîné la fuite de plus de 900.000 civils qui se retrouvent agglutinés à la frontière turque, dans le froid glacial et la faim.

Quelle est le déclencheur de cette nouvelle tragédie?

Depuis avril 2019, le régime syrien a entrepris la reconquête de la province. Il est résolu à mettre un point final à l’insurrection commencée en 2011 et qui s’était emparée de pans entiers du territoire, jusqu’à l’entrée en scène de la Russie en 2015. Mais pour la Turquie, il est hors de question d’abandonner ses protectorats – illégaux – au nord. Résultat, elle a mobilisé plus d’hommes et d’armement que lors de ses précédentes incursions: on parle de 9.000 soldats turcs. D’après Raphaël Pitti, un médecin qui oeuvre du côté rebelle, la stratégie russo-syrienne s’opère en trois temps: encercler l’ennemi, ensuite terroriser la population par des bombardements, enfin la pousser à la reddition en l’affamant.

Entre Syriens, Turcs et Russes, la crise est à un point d’incandescence.

Entre Syriens, Turcs et Russes, la crise est à un point d’incandescence. La brutalité de l’offensive syrienne et la mort d’au moins vingt militaires turcs ont poussé le président turc, Recip Tayyep Erdogan, à menacer le régime de le frapper « partout » dans la province. Erdogan estime que son homologue russe, Vladimir Poutine, l’a trahi. L’accord russo-turc de Sotchi (2018) devait faire d’Idlib une zone démilitarisée. Des soldats turcs, installés sur douze points d’observation, étaient censés garantir le cessez-le-feu entre les forces fidèles à Damas et les rebelles proturcs. Ankara s’était engagée à évacuer les djihadistes de HTS, qui, s’ils ne sont pas officiellement liés à la Turquie, font transiter toute leur logistique par ce pays. Mais voilà : les Russes arguent que les Turcs n’ont pas pu ou pas voulu désarmer les djihadistes et qu’ils avaient déjà rompu l’accord en attaquant les Kurdes de Syrie en octobre 2019.

Un convoi de déplacés croise des véhicules de la force d'occupation turque à Hazano, près d'Idlib.
Un convoi de déplacés croise des véhicules de la force d’occupation turque à Hazano, près d’Idlib.© KHALIL ASHAWI/REUTERS

Que veut la Turquie?

Elle se présente comme un « protecteur humanitaire » des déplacés, mais c’est surtout pour empêcher qu’ils ne passent la frontière et ne viennent grossir les rangs des 3,6 millions de réfugiés déjà présents sur le sol turc. En arrière-plan demeure l’obsession d’Erdogan: éviter à tout prix la constitution d’une entité kurde à sa frontière. Aujourd’hui, ses opposants le soupçonnent de vouloir nettoyer les zones frontalières de toute présence kurde, afin de la remplacer par les déplacés d’Idlib, tout en gardant une présence militaire sur place. Au-delà, Erdogan est soupçonné de vouloir se transformer en leader sunnite de la région, voire renouer avec la puissance de l’empire ottoman. Mais ses rêves se heurtent à la réalité crue: il n’a pas les moyens de ses ambitions. La Turquie est coincée entre ses intérêts commerciaux et stratégiques avec la Russie, qui protège la Syrie, et son alliance avec les Occidentaux au sein de l’Otan, lesquels sont alliés aux Kurdes dans la lutte contre Daech.

Que veut la Syrie?

Fort de ses victoires militaires, et en vue des élections présidentielles de 2021, le régime entend récupérer la totalité du territoire, y compris les zones où les Kurdes gouvernent dans une relative autonomie. « Pour cela, il faut les décrédibiliser en les étranglant financièrement, expliquait récemment le professeur Fabrice Balanche à l’Institut royal supérieur de défense. Cela implique de fermer les postes-frontières au nord afin que toute l’aide transite par Damas. » Et quand Damas aura récupéré l’entièreté du territoire, une chape de plomb s’abattra pour éviter toute reprise de la contestation.

Qui a la clé?

Seule la Russie, qui garde un canal ouvert avec l’ensemble des belligérants, dispose des leviers nécessaires pour faire pression à la fois sur Ankara et sur Damas. Un fameux exercice d’équilibriste, car Moscou ne compte pas laisser tomber son protégé syrien, alors que celui-ci n’a cessé d’engranger des victoires militaires grâce à lui. Moscou dispose aujourd’hui de vingt-trois bases militaires en Syrie. Mais comment enrayer la tragédie? « La seule option est le cessez-le-feu, a martelé Mark Lowcock, chef des affaires humanitaires de l’ONU. La plus grande histoire d’horreur humanitaire du xxie siècle ne pourra être évitée que si les membres du Conseil de sécurité, et ceux avec de l’influence, dépassent leurs intérêts individuels et s’engagent collectivement pour l’humanité d’abord. »

Au-delà, il faudra négocier un traité, une sorte de « paix de Westphalie », comparait, le 10 février, l’ex-envoyé de l’ONU pour la Syrie, Staffan de Mistura, à la tribune des Grandes conférences catholiques à Bruxelles. Signés en 1648, les traités de Westphalie avaient mis fin à la Guerre de Trente ans et mis en place un nouveau système international. « Gagner la paix, cela voudra dire inclure les exclus, a ajouté le diplomate italo-suédois. La paix n’interviendra que si les Russes ont la force et l’intelligence de pousser Assad à faire des concessions. » Notamment au sein du comité chargé, sous l’égide de l’ONU, de rédiger une nouvelle Constitution.

Loin de se résumer à une confrontation entre un régime et des rebelles, le conflit syrien implique une multitude d'acteurs nationaux, régionaux et internationaux, aux stratégies différentes, tant le pays se situe à l'épicentre des équilibres mondiaux.
Loin de se résumer à une confrontation entre un régime et des rebelles, le conflit syrien implique une multitude d’acteurs nationaux, régionaux et internationaux, aux stratégies différentes, tant le pays se situe à l’épicentre des équilibres mondiaux.© 2020 FABRICE BALANCHE

Quel rôle pour les Européens?

Devant le Parlement de Strasbourg, le haut représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères, l’Espagnol Josep Borrell, a déploré, le 12 février, l’impuissance de l’Union européenne: « Nous avons dit qu’il n’y a pas de solution militaire à ce conflit et au final, il y a une solution militaire », a-t-il regretté. Prenant ses désirs pour des réalités, l’Europe était convaincue qu’Assad tomberait en quelques mois sous la pression d’une rébellion qu’elle-même – et la France au premier chef – a encouragée. Elle a dû ravaler ses illusions de regime change (NDLR: remplacer une dictature par une démocratie), qui avait déjà montré toutes ses limites en Libye.

« Le regime change, c’est très délicat, dangereux et compliqué. Il vaut mieux réfléchir d’abord », reconnaît Staffan de Mistura. Pourtant, de nombreux opposants continuent de considérer que si l’alors président américain Barack Obama n’avait pas fait volte-face en 2013 en refusant d’accompagner Paris dans une opération militaire (consécutive à une attaque chimique imputée au régime), le cours de la guerre aurait changé. Mais dans quel sens? Si le régime s’était écroulé alors, la Syrie ne serait pas devenue démocratique pour autant. Un scénario de type libyen eût été davantage probable.

En attendant, quid de la reconstruction?

Staffan de Mistura évalue son coût à 300 milliards de dollars. Mais les Occidentaux ne veulent pas participer à son financement tant qu’il n’y aura pas d’élections libres ni de processus démocratique. « Ce à quoi les Russes répondent que s’ils ne veulent pas reconstruire, les réfugiés déferleront à nouveau, car ceux-ci ne comptent pas retourner dans une Syrie détruite », complète Fabrice Balanche. En attendant, l’Union européenne a édicté un nouveau train de sanctions contre des personnalités et des entreprises syriennes. Pas sûr que cela contribuera à faire avancer la solution politique. Encore moins à aider la population syrienne dans le dénuement, de quelque côté qu’elle se trouve.

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