Svetlana Alexievitch © Getty

Svetlana Alexievitch: « j’ai vu beaucoup de choses graves dans ma vie, mais ce qui se passe en Biélorussie dépasse tout »

Le Vif

Svetlana Alexievitch a longtemps gardé le silence, mais aujourd’hui, la gagnante biélorusse du prix Nobel de Littérature évoque ce qui se passe dans son pays natal. « Un petit pays fier se bat contre un assassin. Au coeur de l’Europe ! Et le monde est spectateur », déclare-t-elle à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel.

Fin septembre, l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch (72 ans) s’est rendue à Berlin pour une intervention médicale. Elle y est toujours. Elle s’est entretenue avec d’éminents politiciens, mais n’a pas rencontré de journalistes. Un jeune homme battu à mort par les troupes de sécurité à Minsk l’a fait sortir de son silence. Depuis l’été, des milliers de manifestants descendent régulièrement dans la rue pour protester pacifiquement contre l’autocrate Alexandre Loukachenko. À l’approche du simulacre d’élections au mois d’août, celui-ci a fait arrêter d’importants membres de l’opposition.

Svetlana Alexievitch s’inquiète fort de l’avenir de son pays. Tous les jours, elle reçoit des e-mails qui l’attristent, accompagnés de photos atroces de personnes torturées dans les prisons biélorusses. L’écrivaine a l’intention de rester en Allemagne jusqu’au départ de Loukachenko. « Depuis le simulacre d’élections en août, 27 000 personnes ont été arrêtées. Des scientifiques, des professeurs, des gens ordinaires, des ouvriers, des étudiants. Des personnes de toutes les couches de la population. Loukachenko détruit le pays », raconte-t-elle à Der Spiegel.

Cinquante médecins arrêtés

« Loukachenko se moque bien si le pays fonctionne ou pas. Cinquante médecins ont déjà été arrêtés, malgré la catastrophe du coronavirus, et les hôpitaux pleins à craquer. Un célèbre cardiologue de Mink a perdu son emploi, parce qu’il refusait de licencier de jeunes médecins qui avaient manifesté. Hier, j’ai entendu que sa maison de vacances avait été incendiée, Les auteurs ont laissé une lettre de menaces et une poupée vaudou percée », ajoute-t-elle.

Selon Alexievitch, Loukachenko est soutenu par des citoyens ordinaires, mais surtout par des vestiges de l’Union soviétique. « Je suis effrayée que les méthodes policières de l’ère Staline reviennent aussi rapidement. Durant la Seconde Guerre mondiale, nous avons battu le fascisme et développé un vaccin intellectuel contre lui, mais nous n’avons aucun médicament contre le goulag et Staline. Manifestement, les anciens comportements peuvent être réactivés à tout moment. »

Alexandre Loukachenko
Alexandre Loukachenko© Reuters

En arrêtant les principaux candidats aux élections Loukachenko n’a pas obtenu ce qu’il voulait, car leurs femmes ont pris leur place et ont déclenché une nouvelle vague d’enthousiasme. « Chaque fois que ces femmes allaient quelque part, des milliers de sympathisants les attendaient. Leurs maris étaient en prison, et elles menaient une campagne politique à leur place. Autrefois, c’était impensable. »

Pour Svetlana Alexievitch, ce sont les femmes qui ont relevé le pays après l’effondrement de l’Union soviétique. « Les hommes étaient souvent désespérés, beaucoup commençaient à boire. Munies de grands sacs de course, les femmes partaient faire du commerce dans les pays voisins. C’est ainsi que ce sont créés des réseaux principalement féminins », explique-t-elle à Der Spiegel

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Pour Alexievitch, Loukachenko avait préparé la répression depuis longtemps. « Les armes étaient prêtes, ses hommes étaient prêts. Et ils ont agi rapidement. Tout de suite, ils sont intervenus durement, on entendait des tirs et ils lançaient des grenades à gaz lacrymogènes. Je vis sur une colline, et par la fenêtre je voyais les nuages de gaz lacrymogènes se répandre au-dessus de Minsk. J’entendais des détonations, des sirènes, un bruit horrible. Et nous avons appris qu’on torturait des gens dans les prisons. Qu’ils disparaissaient. Certains ne sont toujours pas revenus. C’était le second grand choc. »

Aujourd’hui, le conseil de coordination de l’opposition, dont faisait partie Svetlana Alexievitch, est dissolu. Les membres sont soit en prison, soit ils ont été expulsés, soit ils ont quitté le pays. Un nouveau conseil a été créé, mais les noms des membres sont tenus secrets pour les protéger. La communication se passe sur les réseaux sociaux.

L’ère Staline

L’écrivaine a l’impression que l’Occident ne réalise pas bien ce qu’il se passe en Biélorussie. « On commet des violences flagrantes contre des citoyens innocents. Les prisons sont pleines de gens dont le seul crime est d’avoir manifesté. Ils sont systématiquement humiliés dans les prisons. Souvent, il n’y a pas d’eau dans les toilettes. On regroupe 35 détenus dans des cellules de cinq personnes. Ils doivent dormir debout des jours durant, parfois des semaines. Ce sont des récits que je connais uniquement de l’ère Staline. Ils essaient systématiquement de détruire les gens. J’ai vu beaucoup de choses graves dans ma vie, mais ce qui se passe aujourd’hui en Biélorussie, dépasse tout. Un petit pays fier se bat contre un assassin. Au coeur de l’Europe ! Et le monde regarde. »

Svetlana Alexievitch estime que les sanctions européennes contre la Biélorussie ne vont pas assez loin. « L’Europe pourrait imposer des sanctions touchant l’industrie pétrolière nationale, ce qui aurait de graves conséquences pour l’économie. Loukachenko serait impuissant face aux protestations qui suivraient. Nous voulons un transfert de pouvoir par des moyens pacifiques, ce que Loukachenko ne peut pas imaginer. Il pense que la présidence est sa propriété personnelle », estime-t-elle.

Guerre civile

« Loukacheko est capable de tout. Il est capable de précipiter le pays dans le chaos, et de déclencher une guerre civile », craint-elle. « La Biélorussie est actuellement un pays sous armes. Toutes sortes de troupes ont été déployées pour réprimer l’opposition. Les membres de ces nouvelles unités spéciales se sentent étroitement liés par le sang qu’ils ont versé. Ils craignent qu’un nouveau gouvernement leur demande des comptes. Et puis il y a l’épidémie de coronavirus. Tout cela pourrait déclencher un violent incendie, craint-elle.

Elle espère toutefois pouvoir rentrer rapidement en Biélorussie. « J’ai le sentiment que ça ne va plus durer longtemps. Je ne pense pas que Loukachenko résistera encore longtemps à la puissante vague de protestations. Son temps est définitivement révolu. Mais pour cela, nous avons besoin d’aide de la communauté internationale », conclut la gagnante du prix Nobel.

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