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Sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle

Le Vif

A pied ou à vélo, pour une semaine ou plusieurs mois, 2 000 Belges se rendent chaque année à Saint-Jacques-de-Compostelle, en Espagne. Un cheminement dans des paysages préservés, entre quête spirituelle et écotourisme, ampoules et tendinites

P alas de Rei, une petite bourgade sans charme au nord de l’Espagne. Situés à moins de 70 kilomètres de Saint-Jacques-de-Compostelle, ses nombreux commerces vivent au rythme de la pérégrination. A la pulperia locale (auberge spécialisée dans la préparation de poulpes), on fait la file, le soir, pour dévorer le menu du pèlerin : une entrée, un plat, un dessert, du vin à volonté. Sans se connaître, on s’attable côte à côte. « Entre pèlerins, on parle pieds et ampoules », s’amuse Pierre, la cinquantaine. Les siennes ne le quittent plus depuis le premier jour du « pèlerinage » entamé voici une semaine, à Ponferrada, à 200 kilomètres de la cité dédiée à l’un des douze apôtres du Christ. « Mais quand on voit des gens de plus de 70 ans peiner dans une ascension comme celle du mont Cebreiro, sous un soleil de plomb, on se sent encouragé : il y a une ôsolidarité dans la douleur », ironise-t-il encore. En plus, les Espagnols manifestent un certain respect à notre égard. »

Originaire de Bousval, dans le Brabant wallon, Pierre n’a pourtant pris son bâton que pour faire plaisir à son épouse, Dominique, grande randonneuse. Si l’ancien élève des frères maristes, féru de lectures spirituelles et ésotériques, est sensible  » à mettre les pieds dans ceux de tant de pèlerins depuis des siècles », il ne pratique plus la religion catholique depuis longtemps. Dominique est d’ailleurs issue d’une famille de francs-maçons.

Mais que vient donc chercher, sur le chemin de Saint-Jacques, ce couple de jeunes retraités, qui a remis voici peu une florissante agence bancaire pour profiter de la vie, entre un voyage en Chine et au Japon ? Moribond dans les années 1970, le pèlerinage sur la tombe de l’apôtre Jacques connaît une véritable « résurrection » ( lire également page 69), grâce aussi aux 2 000 Belges, qui comme Pierre et Dominique, y participent annuellement. Tranches de vie, sac au dos et bourdon à la main.

6 h 30 : dans la pénombre du petit jour, deux quadragénaires britanniques, égarées devant l’ ayuntamiento (hôtel de ville) de Palas de Rei, cherchent les flèches ocre ou les bornes indiquant la direction de Saint-Jacques. Pierre stresse. L’étape du jour est longue : il faut avoir avalé près de 30 kilomètres, avant les chaleurs de la mi-journée et les orages qui, en Galice, éclatent régulièrement en milieu d’après-midi. Comme souvent, l’itinéraire pédestre, consigné dans le Guide du Pèlerin, joue à saute-mouton avec la nationale. Capricieux, il monte, descend, grimpe à travers les forêts et les campagnes, dans une odeur d’eucalyptus et de bouse de vache.

Voyage authentique

Les hameaux désolés, vidés de leur jeunesse, se suivent. De temps à autre, au loin, se profilent les silhouettes sombres d’un Galicien dissimulé sous son béret ou d’une petite vieille en tablier et en bottines. Les chapelles et les calvaires alternent avec les horreos, greniers à grains rectangulaires sur pilotis de pierre. Le camino (chemin) tient aussi du voyage authentique dans une région préservée, quelque part entre l’écotourisme et la marche Adeps.

Le compagnonnage est cosmopolite. Entre pèlerins à pied ou à vélo, les Hola, buen camino ! (Bonjour, bon chemin) résonnent comme un signe de ralliement. On se regroupe par communauté de langue. Il y a les randonneurs super-équipés, comme ces Américains ou ces Allemands habillés de pied en cape en Gore Tex, s’aidant de deux cannes pliables à la manière de marcheurs de montagne confirmés, ne devant même pas s’arrêter pour boire : des poches d’eau sont reliées par un tuyau à leur sac à dos. Cela n’empêche pas le pittoresque de chaussettes ou de slips, fruits de la lessive quotidienne, encore humides, qui pendent à l’arrière du sac. D’autres affichent plus clairement leurs convictions, comme cet étudiant français en sciences appliquées, portant une chemise de scout et une petite croix de bois. A raison de 30 à 40 kilomètres par jour, il est parti de Vézelay, en Bourgogne, voici un mois et demi, « pour avoir le temps de se remettre en cause ».

Au hasard des haltes, le chemin de Saint-Jacques est fait de ces rencontres brèves, intenses. En remplissant sa gourde à la fontaine d’un village, ce Galicien déballe sa vie. La quarantaine ou la cinquantaine, peut-être, il fait partie de ceux, nombreux, qui, enfants, ont émigré en France. « Aujourd’hui, je suis de retour au pays parce que je croyais mes parents mourants. Je m’en serais toujours voulu de n’avoir pas été là. Mais cela fait sept ans et je vis de petits boulots, alors que j’ai abandonné un bon emploi à Paris. » Il accompagne un groupe de randonneurs galiciens : chaque week-end, ils réalisent une étape du chemin de Saint-Jacques.

Ribadiso : à une quarantaine de kilomètres de Saint-Jacques, son auberge hospice, datant du xve siècle, récemment rénovée, est la récompense des pèlerins. Premiers arrivés, premiers servis. 62 lits, pas un de plus. La priorité est donnée à ceux qui voyagent à pied, dont les bagages ne sont pas transportés par une voiture. Pas de facture. Une boîte recueille les donativos (dons) : 5 euros, généralement. Après un bain de pied dans l’eau glacée du ruisselet en compagnie des libellules, le pèlerin s’écroule dans la prairie des moutons, pour une sieste bercée par les cigales et les grillons. Septième ciel après l’effort. Dans la cour, les jambes et les pieds douloureux font l’objet de toutes les attentions et monopolisent toutes les conversations. Un Japonais prend en photo un couple d’Italiens et de ses six enfants : Toshi est la coqueluche du chemin, lui l’hispanophile qui définit le camino comme « un lieu de rencontres interculturelles et de recherche de soi ». Ambiance de campings ou d’auberges de jeunesse avec ses dortoirs aux lits superposés. Nuit étrangement calme, malgré la promiscuité, les ronflements et les éternuements.

6 heures : lumière dans la cuisine commune. Les plus prévoyants grignotent un bout de pain, un biscuit ou du chocolat achetés la veille. De quoi tenir le coup pour les deux kilomètres de montée qui mènent à Arzua. Les autres s’affalent, au premier hôtel-restaurant ouvert, dans l’arôme d’un café con leche (café au lait) et d’un zumo natural (jus frais). Wim, un Néerlandais, demande à la patronne de beurrer ses toasts grillés. Suite à un accident cérébral, il a le bras droit paralysé et éprouve une gêne dans la jambe du même côté quand il marche trop. Architecte au chômage depuis longtemps, ce protestant évangéliste a entamé le pèlerinage à Vézelay, voici près de trois mois, « pour se retrouver » parce qu’il s’était « perdu ». Pas encore arrivé, il pense déjà à le refaire avec d’autres personnes handicapées de son association.

Il ne faut pourtant pas sous-estimer la difficulté de l’entreprise. On ne s’habitue ni à la douleur ni à la fatigue. Ecroulée sur le lit, dans l’auberge de Arca do Pino, à 19 kilomètres du but, Michèle (55 ans), assistante sociale de formation, sans emploi, se laisse masser le dos. « Depuis une dizaine de jours, j’ai mal partout : je sens chaque os du squelette. » Partie de Rebecq, dans le Brabant wallon, le 4 avril denier, Michèle a d’abord marché jusqu’à Mons, où elle a pris le train pour Auxerre (Bourgogne). De là, elle a rejoint à pied la voie de Vézelay menant à Saint-Jacques. « Pendant un mois et demi, j’ai cheminé seule. On a le temps de revoir toutes les étapes de sa vie. »

C’est d’ailleurs pour cela que Michèle est partie. « Je voulais une grande cassure à la mesure de tout ce que je venais de vivre. » Divorce, licenciement, cancer du sein, décès du compagnon. « Mais on ne sait pas à quoi on s’engage. En France, le chemin n’est pas fléché. Je me suis perdue à deux reprises : en plein bois, on se repère avec le soleil. » Toujours marcher vers l’ouest : Saint-Jacques se trouve non loin du Cap Finisterre, la pointe la plus occidentale du continent européen. Quatre paires de bottines usées, l’épreuve tout au long du chemin jusqu’à la rencontre, dans une auberge, avec un premier pèlerin, puis un deuxième… « On a continué à quatre jusqu’à Saint-Jean-Pied-de-Porc, poursuit Michèle. Le passage des Pyrénées est merveilleux. On est porté par la beauté des paysages. » Une montée de 20 kilomètres avant de redescendre vers Roncevaux, en Espagne, célébré par la Chanson de Roland, première des quelque 30 étapes du camino francés, chemin des Français, l’itinéraire le plus fréquenté qui mène à Saint-Jacques. « On réalise qu’on est plus fort physiquement, moralement, spirituellement qu’on ne le croit. On se sent appelé. On n’est pas réduit à la simple condition humaine, on est beaucoup plus. » Depuis, Michèle recherche les auberges, toutefois rares, où l’accueil est davantage spirituel.

Le syndrome des « jambes blanches »

Ce soir, pour le dîner, elle s’est attablée avec Michel (60 ans), un entrepreneur à la retraite parti le jour de Pâques, de chez lui, à Origny-en-Thiérache, dans le nord de la France, et de Jean-Pierre (63 ans), un directeur d’entreprise d’origine liégeoise, cheminant depuis un mois. Ensemble, ils évoquent la traversée de la Meseta de Castille, entre Burgos et Leon, faite d’interminables étapes dans une sorte de désert si monotone qu’on en perd la notion du temps. Ils parlent encore de ce pèlerin cheminant avec deux ânes et un chien. Ils se moquent enfin des « jambes blanches », ces nombreux pèlerins qui ont subitement afflué à Sarria, situé à cinq étapes avant la fin. Il « suffit » en effet d’avoir marché cent kilomètres pour obtenir la compostela, sorte de diplôme de pèlerin rédigé en latin et délivré sur la base d’une « lettre de créances » ( credencial) dûment estampillée dans les auberges ou autres lieux, notamment, de culte rencontrés sur le chemin. « Certains se font transporter en car ou en taxi et ne marchent que les trois derniers kilomètres de chaque étape : ils sont les premiers aux auberges. Quand on arrive, il n’y a plus d’eau chaude pour la douche », râle Michel.

Saint-Jacques-de-Compostelle, 14 heures : Miguel, originaire de Catalogne, ingénieur informaticien de Figueras, se fait photographier, avec son vélo, devant l’impressionnante cathédrale, visiblement heureux d’être arrivé, de n’avoir mis qu’une semaine pour réaliser le camino francés, fort de ses 28 ans. Athée, il succombe toutefois aux rites du pèlerin : entrer dans la cathédrale, poser les doigts sur le marbre creusé du portique de la gloire, frapper du front la statue du maître Mateo (auteur du portail), avant de faire la file à l’office du pèlerin tout proche. Pas de compostela pour lui, délivrée seulement à ceux qui déclarent des motivations au moins en partie religieuses, mais une attestation équivalente. Le lendemain, à midi, Miguel n’assiste pas davantage à la messe des pèlerins.

La cathédrale n’en est pas moins comble et la moitié des confessionnaux fonctionnent. Un groupe d’adolescents prient, une image de Josémaria Escriva de Balaguer, fondateur de l’Opus Dei, à la main. La nationalité et les différents points de départ des pèlerins, arrivés au cours des vingt-quatre dernières heures, sont énumérés. Quand le prêtre mentionne « dos Belgas salidos de Ponferrada » (deux Belges partis de Ponferrada), ça touche Pierre et Dominique. Même si son chemin à elle, qui n’a pas voulu de compostela, était surtout une façon de conjurer sa peur de vieillir, « en faisant à 50 ans, ce que peu de gens font ». Et lorsque le botafumeiro, cet encensoir géant actionné par un jeu de cordes nécessitant les muscles de plusieurs prêtes, entame sa longue et lente valse de part et d’autre de la cathédrale, une « désinfection » qui n’était pas un luxe en d’autres temps de pérégrination, la messe est dite, avec toute sa part de mystère et de questions ouvertes.

(Archives de juillet 2005)

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