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Shin Dong-hyuk, rescapé de l’enfer nord-coréen

Comment survivre à quelque vingt-cinq années passées dans l’enfer d’un goulag nord-coréen, où, de surcroît, on est né?L’Express a rencontré un ex-prisonnier et son grand témoin, Blaine Harden.

Pour la plupart d’entre nous, les premiers souvenirs d’enfance sont d’ordre sensuel. Le parfum de maman. Le goût du bonbon préféré. Le toucher d’un tissu… Mais quand Shin Dong-hyuk fait appel à sa mémoire, l’image la plus ancienne qui lui vient à l’esprit est celle d’une exécution: il a 4 ans et gagne, avec sa mère, un champ de blé, où attendent des milliers de prisonniers; tout excité, il se faufile entre les jambes des adultes et atteint le premier rang; il voit des gardes attacher un homme à un pieu, remplir sa bouche de gravier, couvrir sa tête d’une cagoule et tirer -neuf balles, en tout. Shin, aujourd’hui âgé de 29 ans, se rappelle le corps flasque, maculé de sang. Dans le camp 14, une prison d’où il est parvenu à s’enfuir il y a sept ans environ, le régime totalitaire de la Corée du Nord enferme dans des conditions barbares ses ennemis politiques et les membres de leurs familles. Les rassemblements de plus de deux détenus y sont interdits, sauf pour les mises à mort, auxquelles tout le monde doit assister.


Etendus sur le flanc des montagnes arides du pays, les camps de travail nord-coréens sont visibles sur les photos satellitaires diffusées par Google Earth, sur Internet. Le plus grand d’entre eux occupe une surface longue de 50 kilomètres et large de 40 -une superficie comparable à celle des Yvelines ou de l’Essonne, en région parisienne. Entre 140 000 et 200 000 prisonniers seraient détenus dans ce goulag, qui a d’ores et déjà existé deux fois plus longtemps que son prédécesseur soviétique; la plupart n’ont bénéficié d’aucun procès et beaucoup meurent sans savoir quelles charges sont retenues contre eux. Ce système concentrationnaire n’est pas une curiosité historique en voie de disparition. Au contraire. Les experts d’Amnesty International, qui ont remarqué de nouvelles constructions sur les images les plus récentes, redoutent que le nombre de détenus n’augmente en raison de la délicate succession, au sommet de l’Etat, de Kim Jong-il, l’ancien autocrate, mort en décembre 2011, et remplacé par son jeune fils inexpérimenté, Kim Jong-Un.

Il est né en prison et devait y mourir

La tyrannie du régime de Pyong-yang n’intéresse guère: les médias prêtent davantage d’attention aux mystères de la passation de pouvoir, aux processions bigarrées dans le centre de la capitale, ou aux rumeurs d’un nouvel essai nucléaire. Depuis quelques années, pourtant, plusieurs rescapés ont évoqué leur séjour au goulag. Mais le cas de Shin Dong-hyuk, dont un nouveau livre raconte l’extraordinaire histoire, est différent. Car il est né en prison, dans le camp 14, où il a tout juste appris à lire et à compter. Avant sa fuite, à l’âge de 23 ans, l’Etat lui avait assigné une vie entière de travaux forcés derrière une clôture électrifiée et une mort prématurée, causée par la maladie et la faim. Du point de vue du régime, son témoignage est une catastrophe, et c’est tant mieux. Circonstance aggravante, l’ouvrage est devenu, aux Etats-Unis, un succès de librairie.
« Les histoires de survie en camp de concentration suivent souvent le même schéma narratif, rappelle Blaine Harden, correspondant du Washington Post à Tokyo, qui a recueilli le témoignage de Shin Dong-hyuk. Des services de sécurité arrachent par la force le protagoniste à sa famille aimante et à son foyer. » Dans l’enfer d’Auschwitz, Elie Wiesel garde en mémoire les fêtes juives, en famille, dans sa ville natale, en Roumanie; Alexandre Soljenitsyne est un officier de l’Armée rouge lorsqu’il est condamné à huit ans dans le goulag; Harry Wu a grandi à Shanghai et étudié à l’université avant de croupir durant près de deux décennies dans un camp de la Chine de Mao… Chacun d’eux a connu, dans une vie antérieure, l’affection d’une famille et la vie en société, avec ses principes moraux et son échelle de valeurs. Rien de tel chez Shin Dong-hyuk.

S’entre-tuer en famille pour quelques grains de maïs

Le 2 janvier 2005, quand le jeune homme parvient à se glisser entre des barbelés électrifiés et dévale une pente montagneuse enneigée, il quitte le seul monde qu’il ait jamais connu. Un monde où, pour espérer survivre, il faut attraper et faire rôtir des rats. Où les membres d’une famille s’entre-tuent parfois pour quelques grains de maïs recueillis dans une bouse de vache. Où les prisonniers participent chaque soir à des séances d’autocritique, à l’issue des quinze heures passées dans une mine ou un atelier de tissage. C’est un univers où sa propre naissance s’explique par l’arbitraire: son père et sa mère ne s’étaient jamais rencontrés avant d’être unis, quelques soirs par an, sur ordre des autorités du camp. Le jeune homme qui court dans la neige, ce jour-là, accomplit un geste qui va à l’encontre de tout ce qu’il a appris. Il part à la rencontre de la planète Terre, dont il ignore à peu près tout: n’a-t-il pas longtemps cru qu’elle était plate? Sa fuite est une folie, tant elle semble condamnée à l’échec. Car Shin n’a jamais vécu dans un environnement normal. Il n’a jamais vu, par exemple, un billet de banque ou des pièces de monnaie… Contre toute logique, au prix d’une longue errance, cet homme passé maître dans l’art de la survie parvient à traverser le territoire de son pays, à atteindre et à franchir la frontière avec la Chine, puis à gagner la Corée du Sud.
A l’histoire inouïe de Shin, qui se lit comme un roman d’aventure où le rêve se mêlerait au cauchemar, Harden ajoute de nombreuses précisions sur la Corée du Nord et son épouvantable régime. Au fil du récit, le lecteur comprend comment un système aussi fasciste et archaïque est parvenu à rester en vie depuis plus d’un demi-siècle, soit davantage que les régimes totalitaires de Hitler, de Mao, de Staline, de Pol Pot… La terreur et l’isolement sont les principaux secrets de sa longévité. Le manque de nourriture, aussi, contribue à la peur et, loin d’encourager les mouvements de révolte, affaiblit les individus. Adolescent, Shin a déjà vu l’un de ses enseignants battre à mort une fillette âgée de 6 ans coupable d’avoir dissimulé cinq grains de maïs. Surtout, il a trahi sa propre mère et son frère et assisté à leur exécution publique sans éprouver de remords. Les gardes lui ont toujours dit, comme aux autres enfants du camp, qu’il est prisonnier à cause des péchés de ses parents et qu’il devait avoir honte de son sang impur de traître; pour se laver de sa nature infâme, il doit travailler dur et obéir aux ordres, mais aussi espionner et dénoncer les membres de sa famille. Et cela lui semble logique.
Aujourd’hui, Shin a intégré le sens des mots « sentiment de culpabilité ». Depuis deux ans, confie-t-il à L’Express, la foi chrétienne lui a permis de mieux structurer sa vie. Il a découvert la notion d' »introspection », tenté de maîtriser les règles de l' »amour » et aspire à atteindre cet état mystérieux que l’on appelle le « bonheur ». Rentré depuis peu à Séoul, en Corée du Sud, il compte créer un site Web et mettre en ligne des interviews de réfugiés nord-coréens. C’est une idée formidable, qui pourrait lui permettre de se reconstruire. De se construire, plutôt.
Pendant ce temps-là, le reste du monde persistera-t-il à fermer les yeux sur les photos satellitaires, de plus en plus précises, des camps de travail de la Corée du Nord? Dans un éditorial publié il y a quelques années, le Washington Post mettait en garde: « Les lycéens américains s’interrogent sur le fait que Franklin D. Roosevelt n’a pas bombardé les voies ferrées menant aux camps hitlériens. Leurs enfants pourraient demander, dans une génération, pourquoi l’Occident a regardé des images par satellite bien plus précises des camps de Kim Jong-il et n’a rien fait. » Un jour, tôt ou tard, les corps faméliques et couverts de cicatrices des prisonniers du goulag nord-coréen se rappelleront au souvenir des hommes libres. Pour nous aussi, alors, les mots « introspection » et « sentiment de culpabilité » prendront un autre sens.

Le Vif.be avec L’Express.fr

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