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Shakespeare superstar

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Quatre cents ans après sa mort, William Shakespeare continue de faire l’objet de multiples célébrations. Titan de la littérature mondiale, il a vu son oeuvre adaptée et mise à toutes les sauces : en musique, au cinéma… Jusqu’à intégrer le moindre recoin de la culture mondiale. Shakespeare, superstar.

Son nom est Devon Glover. Mais une fois qu’il monte sur scène, il se fait appeler The Sonnet Man. Le rappeur de Brooklyn ne collectionne pas les ego trips, ni les poses de gangsta. Non, ses rimes, il va les chercher chez William Shakespeare (aka The Bard). Un vieux tragédien anglais à barbe, mort il y a 400 ans, transformé en idole hip hop ? Parfaitement. Les indices ne manquent pas. La superstar Drake a, par exemple, vu son dernier tube, Hotline Bling, « traduit » en sonnets. Kanye West lui-même, peut-être la tête à claques la plus géniale de la pop actuelle, s’est réclamé du poète. En 2013, lors d’une interview à la radio, il a pu déclarer : «  Je suis le numéro un des artistes de la génération actuelle. Je suis Shakespeare. » Quant au site Rap Genius, s’il consacre la plus grande partie de ses activités à décrypter les textes des rappeurs, il a aussi intégré et annoté la majorité de l’oeuvre shakespearienne.

Des grandes pièces musicales (Le Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn ou Benjamin Britten ; Otello de Rossini ; Macbeth de Verdi, ou encore Falstaff adapté des Joyeuses Commères de Windsor…) aux musiques urbaines, Shakespeare sera passé entre-temps par le rock et la pop. Chez les Beatles – I Am The Walrus qui reprend un extrait d’une lecture radio du Roi Lear -, Lou Reed – Romeo Had Juliette sur son chef-d’oeuvre de 1989, New York -, Elton John (The King Is Dead), ou encore Nick Cave (Kylie Minogue jouant les Ophélie dans le clip de Where The Wild Roses Grow), etc. Même Johnny se sera attaqué à la figure de Shakespeare, en imaginant l’opéra-rock Hamlet (un four, en 1976)…

Etonnant ? Pas vraiment. Ça fait longtemps que William Shakespeare (1564-1616) a dépassé le simple culte littéraire pour devenir une véritable icône universelle. Au tournant du siècle dernier, la BBC avait d’ailleurs lancé une série de sondages pour déterminer les figures les plus marquantes du millénaire écoulé : Shakespeare était l’une d’elles, consacré dans la catégorie littéraire. Un mythe se reconnaît d’abord et avant tout par l’utilisation qu’on en fait : 400 ans après sa mort, Shakespeare est encore et toujours là, à peu près partout, tout le temps. Un génie incontesté, consacré régulièrement comme le plus grand auteur de la langue anglaise. « Anniversaire » oblige, il fait ainsi à nouveau l’objet de multiples évocations, représentations, et autres célébrations officielles.

Il n’est pourtant pas le seul géant de la littérature à pouvoir revendiquer de pareilles commémorations. La même année 1616, le même jour ( !), Miguel de Cervantès rendait lui aussi son dernier souffle – une concordance de temps qui a d’ailleurs poussé l’Unesco à choisir le 23 avril comme date de la journée internationale du Livre. Considéré comme l’inventeur du roman moderne, Cervantès est la figure incontournable des lettres hispanophones. Malgré cela, c’est un euphémisme d’écrire que l’Espagnol ne bénéficie pas des mêmes égards médiatiques que son homologue britton. Parce que la culture anglo-saxonne reste dominante ? Il y a de ça, certainement. Mais pas seulement. Cervantès a beau avoir créé avec Don Quichotte l’un des personnages les plus iconiques de la culture mondiale, son millier de pages n’est pas toujours simple à digérer. Il passe aussi étrangement mal à l’écran – Orson Welles comme Terry Gilliam (Lost In La Mancha) s’y sont tous les deux cassé les dents. Impardonnable dans une société de l’image… A l’inverse, Shakespeare a toujours squatté les scènes et les écrans, petits et grands, du Roi Lion de Disney à la relecture radicale de Romeo + Juliet de Baz Luhrmann .

Le poids des mots

Rarement un auteur aura créé une telle série de tableaux marquants, entrés dans l’imaginaire commun. La scène du crâne dans Hamlet (« Hélas ! pauvre Yorick ! ») a été déclinée sur tous les tons. Dans L’Empire contre-attaque, Chewbacca tente notamment de reconstruire un C-3PO démembré, en tenant la tête du robot du bout du bras, l’air interloqué : on l’imagine presque se lancer dans la longue tirade… Dans L’Etrange Noël de Mr Jack, de Tim Burton, c’est avec son propre crâne que le personnage de Jack Skellington s’amuse. Avec Hamlet, Shakespeare aura ainsi réussi à mettre la main sur l’un des accessoires métonymiques les plus puissants et fascinants qui soient. Une anecdote encore : au moment de sa mort, en 1982, le pianiste polonais André Tchaikowsky lègue son crâne à la Royal Shakespeare Company, afin que celui-ci puisse être utilisé lors des représentations d’Hamlet – ce qui fut fait dans la version de 2008, avec David Tennant dans le rôle principal…

Même quand il ne crée pas littéralement la scène, Shakespeare réussit à marquer les esprits. Comment imaginer l’histoire de Roméo et Juliette sans la séquence du balcon, maintes fois citée, adaptée, transformée – jusqu’à se retrouver ramenée à des escaliers de secours new-yorkais dans West Side Story ? En 2012, la ville de Vérone a même dû mettre le holà, submergée par la foule de touristes se pressant sous les appartements supposés de la fille des Capulet. Le passage avait fini par être recouvert de graffitis, Post-it et messages collés au chewing gum. Excédées, les autorités ont décidé de sanctionner d’une amende de 500 euros tout amoureux transi qui déciderait de laisser un souvenir de sa flamme en dessous du balcon de la Casa di Giulietta… A relire le texte de Shakespeare, il faut pourtant constater que l’auteur ne fait nulle part mention d’un quelconque balcon – selon l’Oxford English Dictionary, le mot ne fait même son apparition dans la langue anglaise qu’à partir de 1618, soit deux ans après la mort du grand William. La scène n’aurait en fait pris son allure la plus connue qu’avec un remake/plagiat d’un autre dramaturge anglais, Thomas Otway, dans sa pièce intitulée The History and Fall of Caius Marius…

Soit. Si Shakespeare a su convoquer des images fortes, il n’en reste pas moins d’abord et avant tout un homme de lettres. La langue anglaise lui doit des dizaines de mots et d’expressions, entrés dans le langage courant. Plus fort encore : certaines répliques n’ont pas eu besoin de traduction pour intégrer la psyché mondiale. La plus célèbre « punchline » shakespearienne reste évidemment le fameux « to be or not to be », d’Hamlet. Elle a servi de titre à un film d’Ernst Lubitsch, à une chanson des Bee Gees, et est citée aussi bien par Chaplin que Schwarzenegger (Last Action Hero), par les Simpsons que par Calvin&Hobbes…

Vu à la télévision

Que la réplique soit restée n’est probablement pas un hasard. Une trentaine d’années avant le Discours de la méthode de Descartes (« Je pense donc je suis »), et trois siècles avant le courant existentialiste, Shakespeare invente là quelque chose comme l’homme moderne : l’individu n’est plus seulement un pion sur l’échiquier social ou dans le grand dessein des dieux. Il est aussi un être agité par des tourments intérieurs, qui se pose des questions sur son existence même. A cet égard, il n’est pas étonnant que l’oeuvre de Shakespeare ait été explorée en profondeur par la psychanalyse, de Freud (L’interprétation des rêves, qui évoque aussi bien Hamlet que Titus Andronicus) à Lacan. Un peu comme si la tragédie antique s’allongeait sur le divan.

Les séries américaines les plus récentes n’ont d’ailleurs cessé de s’en inspirer. La violence, l’amour, le pouvoir restent toujours les thèmes privilégiés de la fiction. Mais ils sont passés désormais plus souvent au tamis psychologique. Même une histoire de bikers californiens comme Sons of Anarchy finit par sonner comme une déclinaison de Hamlet : il y a réellement quelque chose de pourri au royaume de la Harley – au point de reprendre certaines citations de l’oeuvre comme titre d’épisode…

Si l'(heroic) fantasy de Game of Thrones s’inspire de l’épisode historique de la guerre des Deux-Roses, c’est en grande partie sur base de la lecture qu’en a donnée Shakespeare (Henri VI, Richard III). Quitte à y ajouter une dose de trash, multipliant les morts sanglantes ? Son créateur George R. R. Martin s’en défend, rappelant la sauvagerie d’une oeuvre comme Titus Andronicus (« une fille est traînée dans la forêt, violée brutalement par deux mecs, qui finissent par lui couper la langue et les mains ») ou Hamlet : « Vous savez combien de personnages survivent à la fin ? Quelque chose comme deux, au total. Tout le monde meurt dans cette pièce ! Shakespeare tue plus de personnages en trois heures, que moi en cinq bouquins ! » A l’occasion des commémorations des 400 ans, une compagnie de théâtre a même imaginé compiler tous les assassinats, décapitations, et autres tueries violentes de l’oeuvre du Barde : The Complete Deaths devrait enchaîner près de 75 morts en quelque 90 minutes…

Une autre série made in USA lorgne allègrement sur l’oeuvre shakespearienne. Dans House of Cards, le personnage de Claire Underwood (Robin Wright) affiche des airs machiavéliques de Lady Macbeth, tandis que son mari Frank (Kevin Spacey) renvoie explicitement vers Richard III.

Il faut dire que le combat politique et ses coulisses se prêtent assez bien aux intrigues shakespeariennes. La vie en général, certainement. Est-ce pour cela que Staline a banni par exemple Hamlet des planches soviétiques ? A l’inverse, les nazis ont tenté de récupérer l’oeuvre, en utilisant le Marchand de Venise, et le personnage de Shylock, pour alimenter leur propagande antisémite. Au même moment, Laurence Oliver tournait Henry V (1944), avec un financement du ministère de l’Information britannique… Aujourd’hui encore, l’oeuvre ne cesse de faire écho aux agitations de l’époque. A Compton, quartier de Los Angeles longtemps rongé par la culture des gangs, les élèves rejouent par exemple Othello. En 2014, le metteur en scène syrien Nawar Bulbul a lui monté le Roi Lear avec une centaine de gamins, réfugiés dans le camp de Zaatari, en Jordanie. Le monde ne serait donc finalement qu’une grande pièce de théâtre ? That’s the question…

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