"Casse-toi, pauv'con !" Le président français Nicolas Sarkozy, en février 2008 au Salon de l'agriculture de Paris en réponse à quelqu'un qui avait refusé de lui serrer la main. © ERIC FEFERBERG/BELGAIMAGE

Sarkozy, Trump, Macron, Bolsonaro… La modernité favorise-t-elle la vulgarité ?

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Ancien professeur d’art oratoire et d’argumentation, Bertrand Buffon estime dans Vulgarité et modernité que le néolibéralisme et l’hyperindividualisme qui en résultent alimentent grandement la vulgarité. La préoccupation pour la nature devrait par contre nous en prémunir.

Qu’est-ce que la vulgarité ? Sa notion a-t-elle évolué au fil des siècles ?

La vulgarité apparaît lorsqu’une personne dont les manières, la tenue ou les paroles sont relâchées, grossières ou laides, affiche néanmoins un grand contentement de soi, voire un sentiment de supériorité. Par exemple, dire  » on met un pognon de dingue dans les minima sociaux, et les gens sont quand même pauvres « , selon la formule du président Emmanuel Macron, est éventuellement grossier mais n’est pas vulgaire en soi. Cela le devient si son auteur est fier et content de prononcer cette formule. La vulgarité est l’alliance choquante de défauts manifestes et d’une grande prétention de supériorité. Le phénomène surgit sous la Révolution française : Mme de Staël (NDLR : romancière et philosophe, 1766 – 1817) créa le terme pour dénoncer l’attitude de certains gouvernants d’alors, qui revendiquaient avec arrogance leur grossièreté et leur immoralité. Les mots  » le vulgaire  » et  » vulgaire  » existaient depuis longtemps mais n’avaient pas le même sens : issus du latin vulgus, qui signifiait le commun des hommes, la foule, ils désignaient de façon neutre la population dans son ensemble – excepté les élites -, et tout ce qui s’y rapportait. Peu à peu, cependant, ils prirent la connotation péjorative de banal, trivial, grossier, et cette inflexion explique pourquoi Mme de Staël les réutilise, tout en forgeant le mot nouveau de vulgarité car le travers qu’elle veut nommer est inédit : il inclut le vice de prétention et il ne relève pas nécessairement d’une catégorie sociale. Quand je vous dis cela, vous pouvez me rétorquer à raison que la grossièreté prétentieuse a toujours existé. En effet, beaucoup de traités de savoir-vivre en faisaient grief aux nobles sous l’Ancien Régime. Dès lors, en quoi la vulgarité s’en distingue-t-elle ? La prétention qui la caractérise prend un tour extrême parce que l’individu contemporain s’estime souverain, autosuffisant, au-dessus de tout. Par ailleurs, le ou les autres défauts qui la constituent étant très divers, la vulgarité peut aussi bien être d’ordre esthétique que moral ou intellectuel. Et elle peut se présenter sous des aspects variés : de façon terne (un tatoué) ou ostentatoire (un nouveau riche qu’on décrit comme bling-bling). Elle peut aussi être bonhomme, celle de Coluche, ou agressive, comme celle de Donald Trump, etc. Je pense du reste que cette agressivité est typique de la vulgarité contemporaine.

Comme la vulgarité naît de la prétention, le remède pour y échapper réside dans l’attitude inverse, l’humilité.

La vulgarité n’est-elle pas en fait une création d’une élite pour préserver son pouvoir et son savoir-vivre, et pour disqualifier une classe sociale inférieure ?

L’interprétation marxisante en matière de lutte des classes ne me semble pas pertinente. Mme de Staël, qui a créé le terme, était une ardente républicaine, pas une femme noble attachée à ses privilèges. La vulgarité sévit en outre essentiellement au sein de la bourgeoisie, non dans le peuple. Et ceux qui critiquent la vulgarité sont le plus souvent d’autres bourgeois ou des écrivains et des artistes. Bien sûr, le terme fut aussi utilisé pour maintenir des distinctions minées par l’égalité politique. Mais cet usage le démonétisa. Il a été remis en selle par l’avènement du néolibéralisme et de l’hyperindividualisme en résultant, qui alimentent et propagent une grande vulgarité. Ce qui est nouveau, ce n’est pas que l’élite soit parfois vulgaire, c’est que sa vulgarité prenne une forme exacerbée, particulièrement agressive et grossière ; ce qui n’était pas le cas, dans le chef de la bourgeoisie, aux xixe et xxe siècles.

Bertrand Buffon, conseiller dans une agence de l'Etat en France, ancien professeur d'argumentation et d'art oratoire à Sciences Po Paris.
Bertrand Buffon, conseiller dans une agence de l’Etat en France, ancien professeur d’argumentation et d’art oratoire à Sciences Po Paris.© F. MANTOVANI/GALLIMARD

N’est-on pas toujours le « vulgaire » de quelqu’un d’autre ?

Ce serait considérer que la qualification de  » vulgarité  » est arbitraire. Mais elle serait sans force si elle n’avait pas de contenu précis, si elle ne renvoyait à aucune réalité définie. Attention à ne pas confondre l’abus avec l’usage. Nous sommes tous incités à notre époque à avoir une haute opinion de nous-mêmes et nous avons évidemment tous des défauts ; ce qui multiplie les occasions pouvant donner lieu à l’accusation de vulgarité. Aujourd’hui, il me semble cependant que le terme n’est pas employé à tort et à travers. Il est réservé aux manifestations de franche vulgarité. On s’accorde assez largement sur ce qui mérite d’être qualifié ainsi, tel le comportement de certains chefs d’Etat, actuels ou passés. Nicolas Sarkozy était jugé vulgaire même par ses partisans, qui lui reconnaissaient des qualités. Mais cela peut toucher tout le monde, à un moment ou à un autre. La différence n’est pas entre celui qui est vulgaire et celui qui ne l’est pas. C’est entre celui dont la personnalité elle-même est vulgaire constamment, Donald Trump par exemple, et ceux qui, de temps en temps, peuvent succomber à la vulgarité.

 » On met un pognon de dingue dans les minima sociaux. Et les gens sont quand même pauvres.  » Le président français Emmanuel Macron, dans une vidéo diffusée par l’Elysée à la veille d’un discours en juin 2018 devant des responsables de mutualités.© DR

« Le retour en force de la vulgarité est concomitant au triomphe de l’idéologie libérale, qui pousse à leur dernière extrémité certains traits de la modernité – individualisme, utilitarisme, consumérisme… », écrivez-vous. La modernité – ou une certaine modernité – encourage-t-elle la vulgarité ?

La modernité institue les conditions d’apparition de la vulgarité. Ce qui l’encourage, c’est l’application exclusive et intempérante des principes modernes, illustrée aujourd’hui par le néolibéralisme. Considérons la liberté, l’égalité et le matérialisme. Si l’être humain n’est plus du tout considéré comme assigné par sa nature à une certaine excellence éthique, qui lui fait prendre conscience de ses insuffisances et l’engage à s’améliorer, alors d’emblée tout est bien en lui et il est content de lui-même. S’il se conçoit comme un être essentiellement libre, alors il s’attache à se libérer de toute détermination, s’estime au-dessus de tout, et tout est à son service : la loi est au service de ses droits, contrairement à ce que disait le président américain John Fitzgerald Kennedy,  » ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays « . Si, corollairement, la nature biologique qui le constitue est réduite à la nécessité – elle ne lui parle plus, elle ne lui plaît plus -, alors la seule finalité qui s’impose à l’être humain est de se conserver confortablement et il se rabaisse en se contentant de suivre docilement ses instincts et ses désirs que l’économie capitaliste s’évertue à démultiplier. J’ajoute que si l’on est obnubilé par sa conservation, on se focalise sur les choses et on rapporte tout à soi : on néglige la relation aux autres, les manières déclinent.

 » Pourquoi est-ce que toutes ces personnes issues de ces pays de merde viennent ici ?  » Le président américain Donald Trump à propos du Salvador, d’Haïti, des pays africains et de leurs ressortissants désireux de rejoindre les Etats-Unis.© OLIVIER DOULIERY/BELGAIMAGE

Vous mettez aussi en cause l’égalitarisme…

La conception extensive de l’égalité, son interprétation jusqu’au-boutiste, a le même effet : elle incite à la familiarité, à l’indiscrétion, à l’impudeur. Pourquoi, en effet, se gêner ou se cacher en face de son semblable ? Cette conception excessivement égalitaire suscite de surcroît la prétention, car si nous sommes entièrement égaux, chacun peut prétendre à tout. Quant au matérialisme systématique, en ravalant toute chose à son aspect matériel, il nous libère de toute transcendance, mais il nivelle tout et nous installe dans la médiocrité satisfaite. Ce n’est pas tant le matérialisme en tant que tel – il a des aspects positifs – qui est concerné mais son acception exclusive qui évacue tout autre conception possible. En réduisant tout à l’état de moyen, il encourage en outre l’exploitation, la cupidité ou encore la recherche de l’effet et du succès à tout prix, sans considération pour la qualité de ce qui permet de les obtenir.

Si l’on rapporte tout à soi, on néglige la relation aux autres, les manières déclinent.

« J’ai quatre garçons. Pour le cinquième, j’ai eu un coup de mou et ça a été une fille. » Jair Bolsonaro, pas encore président du Brésil, parlant de ses enfants en 2017.© LEONARDO BENASSATTO/REUTERS

L’égalité et la liberté peuvent-elles tout de même être des antidotes à la vulgarité ?

J’ai dit comment elles sont les vecteurs de la vulgarité. Mais en nous affranchissant, l’égalité nous permet aussi d’accomplir nos talents, d’épanouir notre personnalité, d’échapper à un certain conformisme. Encore faut-il que nous y soyons encouragés, qu’une conception de l’excellence humaine prime, donc que tous les contenus de vie ne se valent pas. L’égalité ne doit pas devenir relativisme. Encore faut-il également que l’égalité de droit ne se corrompe pas en une égalité de fait intolérante, qui impose à chacun l’idée qu’il est comme les autres et aspire tout le monde vers le bas. Quant à la liberté, elle est un antidote à la vulgarité si on la conçoit comme un gouvernement de soi, ce qui suppose d’acquérir des dispositions à la maîtrise de soi, qu’on appelait autrefois les vertus – de courage, de tempérance… -, et une culture aussi, afin de se connaître, de comprendre le monde, de savoir réfléchir pour pouvoir s’orienter et choisir. A réduire la liberté à la libération de tout ce qui nous détermine, comme on le fait trop souvent aujourd’hui, on  » façonne  » des individus vides, fermés sur eux-mêmes, en proie au narcissisme, rivés à leurs désirs, condamnés à la trivialité et à l’insignifiance.

Vulgarité et modernité, par Bertrand Buffon, Gallimard, 232 p.
Vulgarité et modernité, par Bertrand Buffon, Gallimard, 232 p.

Vous pronostiquez que « les préoccupations renouvelées pour la nature et pour notre nature nous prémuniront contre toute vulgarité ». De quelle façon ?

Comme la vulgarité naît de la prétention, le remède pour y échapper réside dans l’attitude inverse, l’humilité, c’est-à-dire la disposition à se décentrer, à sortir de soi, à reconnaître que nous ne sommes pas autosuffisants et que certaines choses nous dépassent et nous obligent. Porter plus d’attention, de respect, de soin à la nature qui nous environne et à la nature qui nous constitue est une forme d’humilité : c’est reconnaître qu’on dépend d’elles, qu’on a besoin d’elles pour bien vivre. La tragédie écologique qui menace la vie sur Terre nous y enjoint de façon de plus en plus pressante. Quant à la nature en nous, la focalisation excessive sur nos droits la masque et nous appauvrit. Si je justifie ce que je fais ou pense uniquement par un  » j’ai le droit  » sans considérer les vrais motifs qui m’animent – la quête de l’agréable, de l’utile, du juste ou du noble -, alors je m’aliène à moi-même et j’obéis servilement à mes impulsions. Et je risque fort de tomber dans l’excès, la médiocrité et le conformisme. Les droits sont bénéfiques à condition de demeurer des moyens au service de fins qui nous élèvent et nous accomplissent. En nous  » rebranchant  » sur la nature, hors de nous et en nous, en nous délivrant de l’abstraction des droits, l’humilité nous prémunira contre toute vulgarité.

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