© Pascal Guyot/AFP

Rwanda : retour sur la tragédie de Kicukiro

Le 11 avril 1994, les militaires belges abandonnaient à leur sort près de 2000 Rwandais réfugiés dans une école de Kigali. Ils seront ensuite massacrés. Vénuste Nshimiyimana, qui était l’attaché de presse de la mission de l’ONU, continue de réclamer justice.

Lorsque les massacres se déclenchent, Vénuste Nshimiyimana, qui était l’attaché de presse de la mission de l’ONU au Rwanda (Minuar), trouve refuge à l’Ecole technique officielle de Kicukiro (ETO), à Kigali, en même temps que deux mille autres Tutsi et opposants hutu traqués par des miliciens. Ceux-ci rôdaient, armés de machettes, de haches et de gourdins. Ils guettaient la moindre faille pour s’introduire dans l’école. Les soldats belges de la Minuar, censés les protéger, avaient disposé des mitrailleuses lourdes autour du périmètre.

« Quand je suis arrivé à l’ETO le 7 avril 1994, nous n’étions encore qu’une trentaine, témoigne-t-il. Parmi eux, l’ancien ministre des Affaires étrangères Boniface Ngulinzira. Les soldats belges l’y avaient amené pour sa sécurité, mais ont curieusement refusé de le conduire à l’aéroport ». Ils n’ont pas voulu non plus le ramener à sa maison comme il le demandait, en espérant, si pas échapper aux meurtriers, au moins mourir dignement chez lui. « Le lieutenant Lemaire, qui commandait la compagnie belge, et à qui j’ai expliqué le rôle important de Ngulinzira dans le processus de paix, m’a répondu : ‘On ne risquera pas la vie des nos hommes pour lui’. Je ne suis pas près de l’oublier ».

« Les militaires européens venus ici n’étaient pas intéressés par le sort des Tutsi et des Hutu modérés qui étaient sous la menace directe des extrémistes », poursuit Vénuste, qui garde encore à l’esprit ces miliciens ivres de sang venant narguer jusqu’à l’entrée de l’école les soldats belges, parfois jusqu’à tuer leurs proies sous leurs yeux. Aucun responsable de l’ONU ne s’est pointé durant ces journées funestes. « Le lieutenant Lemaire aurait bien voulu assurer notre protection mais l’état-major belge à Evere l’en a empêché. Le colonel Luc Marchal, qui commandait le secteur Kigali de la Minuar, voulait également maintenir ses hommes à Kicukiro, mais il n’a pas non plus été suivi par sa hiérarchie ».
Contrairement au ministre Ngulinzira, Paul Secyugu, un député de l’opposition, a été autorisé à embarquer dans un convoi. « Mais celui-ci a catégoriquement décliné l’offre, se souvient Vénuste. Il estimait que sa place se trouvait au milieu de ceux qu’il devait représenter au parlement de transition ».

Par contre, Paul Secyugu insista pour que ses deux fils, Alain et Jean-Claude, puissent sortir de l’ETO. Jean-Claude était en dernière année de médecine à Kinshasa. Il était venu passer des vacances au Rwanda et s’était retrouvé au milieu de la tourmente. « Ses parents tenaient absolument à ce qu’il puisse terminer ses études, raconte Vénuste. Nous avons alors prétexté que Jean-Claude travaillait pour l’ONU. Quant à son frère, nous lui avons donné pour ‘mère’ une femme d’une soixantaine d’années, dont la fille était mariée à un Européen et à ce titre autorisée à se rendre en Belgique. Nous avons ainsi pu sauver deux jeunes gens ». Paul Secyugu et sa femme seront sauvagement massacrés après le départ des Casques bleus.

Le 11 avril 1994, le dernier convoi d’évacuation s’ébranle. « Je me sentais d’autant plus mal que le lieutenant Lemaire avait fait appel à moi pour traduire en kinyarwanda son mot d’adieu, poursuit Vénuste. Lorsqu’il a annoncé à la foule apeurée que la Minuar n’avait d’autre choix que de partir, tout en leur demandant de se défendre alors qu’il savait que les miliciens tout autour étaient surarmés, les réfugiés le regardèrent sans broncher, dignement, mais avec un regard imbu de désespoir, à tel point que le lieutenant Lemaire, touché dans l’âme, s’en est allé cacher ses émotions derrière un camion ».

Avant de quitter l’ETO, Vénuste Nshimiyimana a encore lancé un SOS avec sa radio Motorola au colonel Luc Marchal, qui était le numéro 2 de la Minuar. « Mes compagnons ont suivi la conversation. J’avais augmenté le volume à leur demande et mis en marche le haut-parleur. Luc Marchal m’a demandé de les tranquilliser, nous informant qu’il avait pris contact avec le chef d’état-major de la gendarmerie. Ce dernier, le général Augustin Ndindiliyimana, l’avait assuré qu’il enverrait des gendarmes pour garder l’établissement après le départ des Belges ». Des propos qui sont loin d’avoir rassuré les réfugiés.

Vient l’heure du dernier convoi. « Quand il s’est mis en route, se remémore Vénuste, il devait forcer littéralement son passage. Les réfugiés s’agrippaient au dernier camion de la colonne. Les candidats au départ étaient nombreux, mais il y a eu peu d’élus. Les soldats belges, français et italiens, venus évacuer leurs compatriotes, avaient leurs critères ». Être Rwandais n’en était pas un. En tant que membre de la Minuar, Vénuste a pu être évacué. « Je souffre beaucoup pour avoir survécu », conclut-il, amer. Aujourd’hui journaliste à Londres, il continue de se battre pour que justice soit rendue pour les deux mille victimes de Kicukiro.
François Janne d’Othée

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