André Flahaut

Regard sur l’intervention belge en Afghanistan et sur l’avenir du pays (carte blanche)

André Flahaut Ministre d'état 

La situation en Afghanistan, malgré les inquiétudes que l’on peut avoir et qui sont légitimes, nous impose pragmatisme et mesure. Il ne s’agit nullement d’absoudre les talibans de leurs exactions, ni de les accueillir en amis et à bras ouverts, mais de constater qu’ils ont pris de pouvoir en un temps record sur la quasi-totalité du territoire, y compris à Kaboul. C’est un fait qu’on ne peut ignorer, n’en déplaise à d’aucuns.

UNE SEULE VOIE : CELLE DU DIALOGUE

Il n’empêche, mon inquiétude est grande quant au sort réservé aux populations civiles, femmes et enfants en tête. Mais, soyons honnêtes, nos lamentations, notre indignation, nos insurrections morales ne vont rien changer aux drames qu’ils pourraient vivre ; aux drames qu’ils vivent déjà. Au reste, ces positions de principe, très confortables, sont piètres conseillères.

Très concrètement, rompre le dialogue, isoler l’Afghanistan et vouer son gouvernement aux gémonies en le transformant en État parias, c’est risquer d’y perdre toute marge de manoeuvre et tout accès aux populations civiles – y compris pour acheminer l’aide humanitaire dont ils ont et auront tant besoin. Est-ce vraiment ce que nous voulons ? Quant aux bombardements que certains appellent déjà de leurs voeux, ils ne sauraient en aucun cas constituer une solution au problème afghan… à moins de vouloir enfoncer le pays un peu plus dans le chaos.

Qu’on le veuille ou non, et même si cela déplait, nous n’avons qu’une seule voie : celle du dialogue et du multilatéralisme onusien.

UNE INTERVENTION BELGE À SALUER

Ceci étant dit, il faut aujourd’hui saluer le travail de nos militaires en Afghanistan, celui de toutes les équipes, et la bonne coordination entre la Défense et les Affaires étrangères… même si nous aurions sans doute pu ou dû faire plus.

Notre intervention, comme celle de tous les alliés, aurait dû être beaucoup plus européenne (surtout), et plus otanienne, afin d’éviter d’agir en ordre dispersé et de laisser un lourd sentiment de cacophonie. En somme, nous et nos alliés avons manqué d’un pays leader à la manoeuvre pour coordonner les évacuations.

Ensuite, il faut rappeler que la Défense belge a été mise à rude épreuve ces dernières années : présence en rue depuis janvier 2015 à la suite des attentats de Paris et de Bruxelles ; mobilisation intense durant la pandémie (maisons de repos, centres de vaccination, etc.), et, plus récemment, aide aux sinistrés des inondations.

RÉDUCTION DES MOYENS DE LA DÉFENSE

Au reste, notre intervention militaire d’août 2021 s’est déroulée en pleine période de vacances, ce qui n’a pas facilité la mobilisation des troupes, et dans un contexte où les moyens de la Défense (moyens humains autant que capacités matérielles) ont été considérablement réduits. Réduction opérée lors de la précédente législature dans un gouvernement où siégeaient tant la N-VA que le MR. Avec la réduction des moyens de la Défense, c’est toute une série d’outils précieux qui ont été démantelés, augmentant de beaucoup la pression sur nos militaires.

UNE COHÉRENCE MISE À L’ÉPREUVE

Malgré tout, reconnaissons qu’en situation de crise, la Défense reste – nous l’avons vu – l’acteur le mieux à même d’intervenir rapidement et de manière cohérente.

Toutefois, son action, en Afghanistan comme partout ailleurs, peut souffrir du trop grand nombre d’intervenants sur le terrain et de leur concurrence éventuelle ; de la multiplication des organes décisionnels susceptibles de briser l’unité de commandement ; de la mauvaise circulation de l’information ; de la complexité administrative qui freine la rapidité d’intervention ; enfin, de la trop faible mutualisation des moyens.

LE « GROS ALLIÉ » AMÉRICAIN DE G. W. BUSH À JOE BIDEN

Dès lors, il n’est pas inutile de rappeler ici la séquence en deux temps de la présence militaire occidentale en Afghanistan suite aux attentats du 11-Septembre.

Cette séquence débute en octobre 2001 avec l’opération « Enduring Freedom » qui s’inscrit dans la droite ligne de la « guerre contre le terrorisme » voulue par le président G. W. Bush, et se poursuit à partir d’août 2003 avec la FIAS – Force internationale d’assistance à la sécurité dirigée par l’OTAN sous mandat des Nations unies. Force dont la Belgique est alors partie prenante.

Avec d’autres, la Belgique a progressivement pris conscience que l’intervention en Afghanistan était avant tout une opération américaine et qu’il fallait s’aligner, de fait, sur le « gros Allié ». Aux yeux de Bush, le but n’était pas de reconstruire le pays, ni même de le sécuriser ou de lutter contre la culture du pavot (qui reste un fléau dans la région), mais d’empêcher des attentats sur le sol américain – et accessoirement en Europe. Le Président Joe Biden l’a d’ailleurs rappelé il y a peu en des termes similaires à ceux de son prédécesseur.

QUEL BÉNÉFICE CONCRET ET PÉRENNE POUR LES POPULATIONS ?

En 20 ans de présence internationale massive en Afghanistan, des sommes considérables ont été dépensées. Mais pour quel bénéfice des populations ? Ce qui se passe aujourd’hui avec le retour des talibans montre, à tout le moins, la mauvaise compréhension du contexte local et de certaines attentes politiques/sociales/économiques de la population afghane. À cet égard, force est d’admettre que nos dépenses, par exemple pour le maintien des troupes occidentales ou la formation des militaires afghans, n’ont pas apporté les résultats escomptés.

En outre, les milliards d’aide internationale ont servi – en premier lieu – au développement des villes, notamment Kaboul, et ont contribué à creuser un peu plus le clivage entre les villes et les campagnes. Les talibans, de leur côté, ont continué à être présents sur le terrain, notamment auprès des habitants des campagnes (plus conservateurs, plus dépendants de la culture du pavot, plus attachés aux logiques tribales…), s’assurant leur soutien.

CE QUI ARRIVE QUAND ON VEUT TRANSPOSER DES MODÈLES

Impossible de le nier : en Afghanistan, la Force internationale d’assistance à la sécurité, comme chaque fois (rappelons-nous la Libye ou l’Irak), s’est installée sans avoir de stratégie de sortie, d’où son assimilation rapide à une force d’occupation – face à laquelle les talibans ont pu et peuvent encore facilement se présenter en libérateurs.

Pour leur part, les puissances occidentales (comme c’est souvent le cas) ont cherché à transposer des modèles et à exporter leur mode de vie sans faire attention aux cultures, croyances, réalités et coutumes locales. Ma crainte est qu’une telle situation se reproduire demain au Sahel avec les Français à la manoeuvre.

En tout état de cause, nous avons péché par défaut de réalisme et de recul ; péché par arrogance, mépris et sentiment de supériorité.

UNE FOIS DE PLUS… LES FAILLES DU RENSEIGNEMENT

Au reste, et c’est sur ce point que je refermerai cette brève contribution, nous avons manqué à identifier des observateurs sur le terrain en mesure de nous éclairer sur la réalité des forces en présence, l’adhésion ou la défiance des populations à l’égard du gouvernement de Kaboul… En cause à mes yeux : le déclassement du renseignement humain au profit presque exclusif du Big Data.

De plus, nous avons fait les frais d’une approche cloisonnée et d’une faible concertation entre les différents services de renseignement qui sont toujours très jaloux des informations dont ils disposent et restent peu enclins – c’est un euphémisme à les partager.

Encore une fois, des leçons devront être tirées… mais j’ai l’impression que nous n’apprenons jamais d’elles !

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