L'OCDE est toujours à la recherche d'un compromis, que négocie Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de cette institution qui regroupe 37 Etats membres, dont les Etats-Unis. © belga image

Quelle taxation minimale pour les multinationales? (débat)

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Le taux fixé fera toute la différence. Le président américain Joe Biden souhaitait l’instauration d’un impôt minimal de 21% pour les multinationales. Il vient de faire machine arrière en proposant un taux de 15%. L’OCDE cherche un compromis. Débat.

Mathieu Parenti, économiste (ULB): « La proposition Biden est un momentum à ne pas rater pour les Européens »

Une taxation minimale de 21% pour lutter contre l’érosion fiscale des multinationales: la proposition choc du président américain Biden fera-t-elle tache d’huile au niveau mondial? Réaction molle de l’OCDE et de l’Union européenne. Pour l’instant… Washington vient de revoir ses ambitions à la baisse en ne proposant plus qu’un taux minimal de 15%. Or, pour l’économiste Mathieu Parenti, de l’ULB, que nous avions interrogé avant le revirement américain, c’est une occasion en or.

Taxer le profit des multinationales à un taux effectif minimal de 21%, comme s’apprête à le faire Joe Biden, réaliste ou trop ambitieux?

D’un point de vue historique, ce taux est relativement modeste. Que ce soit aux Etats-Unis ou en Europe, le taux d’imposition sur les bénéfices des sociétés avoisinait encore les 50% au début des années 1980. Ici, le président Biden justifie sa proposition par un besoin d’égalité fiscale, mais aussi par la nécessité de financer son plan de relance.

Cela mettrait fin à la grande hypocrisie qui était de laisser les multinationales déplacer leurs bénéfices dans des paradis fiscaux pour payer moins d’impôts?

Ce serait un juste retour des choses. Dommage qu’il ait fallu attendre la Covid et la proposition Biden pour peut-être y parvenir. Cela dit, l’échec des négociations qui s’éternisent depuis dix ans au sein de l’OCDE à ce sujet est dû en bonne partie aux Américains.

On n’a pas l’impression que les Etats européens se montrent très enthousiastes face à la proposition Biden. Pourquoi?

Oui, la réaction est plutôt molle. Outre le fait que les Américains ont longtemps bloqué les négociations, en Europe, plusieurs pays craignent d’y perdre beaucoup. C’est le cas évident de l’Irlande, qui dépend de nombreux géants américains implantés chez elle et dont le taux d’imposition statutaire des entreprises est de 12,5%, mais le taux effectif peut être bien inférieur avec, pour des géants comme Apple, un taux qui avait été estimé à 0,05%. Pas certain que ces entreprises restent en Irlande si le taux grimpe à 21% pour les entreprises américaines. Mais c’est aussi le cas d’autres pays UE, pas forcément considérés comme des paradis fiscaux, avec des taux statutaires plus élevés qui ont aussi bénéficié de l’optimisation fiscale pour attirer certaines multinationales.

L’OCDE semble toujours se diriger vers un taux minimal de 12,5% et ce ne serait même pas un taux effectif.

L’OCDE tente péniblement de s’accorder sur un taux de taxation minimal à 12,5%. Joe Biden peut-il désamorcer les choses et forcer l’OCDE à rebattre les cartes avec un taux à 21%?

Pour l’instant, si on écoute son Mr Fiscalité, Pascal Saint-Amans, l’OCDE, avec ses 37 pays membres, semble toujours se diriger vers un taux de taxation minimal de 12,5% sur les profits des firmes transnationales réalisant plus de 750 millions d’euros de chiffre d’affaire. Ce ne serait, en outre, même pas un taux effectif: l’OCDE réfléchit encore à des possibilités de déductions pour investissement. Ce qui n’est pas le cas de Biden et ses 21%. Saint-Amans semble néanmoins vouloir gagner du temps et chercher un compromis. Il ne parle plus de juillet mais du mois d’octobre pour aboutir à un résultat. Il a également suggéré que pour se mettre d’accord sur un taux minimum, il ne faudrait pas forcément l’adhésion de tous les pays, mais d’une « masse critique » d’Etats membres. C’est un changement de rhétorique remarquable.

Autre volet des négociations internationales: la taxation des géants numériques, sur laquelle les Américains bloquaient jusqu’ici. Un déblocage en vue?

Dans ce volet controversé, l’OCDE cible les multinationales numériques – dont les Gafa – qui sont majoritairement américaines, d’où la crispation assez logique de Washington. L’idée est de répartir la taxe sur les profits de ces quelques centaines d’entreprises entre les pays de production et les pays de consommation, donc de donner du droit à taxer aux pays en développement. Donald Trump a paralysé tout le processus de l’OCDE à cause de ce volet. Joe Biden, lui, tend la main avec une proposition revenant à taxer les cent plus grosses multinationales tous secteurs confondus: les Gafa, mais aussi des big pharma, des constructeurs auto comme VW, des firmes chinoises, indiennes, etc., avec, également, une part fiscale pour les pays de consommation. Selon Pascal Saint-Amans, l’enveloppe serait à peu près équivalente à celle du volet controversé de l’OCDE.

Mathieu Parenti, professeur à l'ULB, chercheur à l'Ecares (European Center for Advanced Research in Economics and Statistics).
Mathieu Parenti, professeur à l’ULB, chercheur à l’Ecares (European Center for Advanced Research in Economics and Statistics).

Pourquoi ne pas accepter la proposition Biden, alors, si cela permet de dégripper les négociations internationales?

Le problème est qu’au sein de l’OCDE, l’Union européenne est attachée à la valeur symbolique de la taxation des géants numériques, surtout les Gafa. D’ailleurs, des déclarations récentes du commissaire européen aux Affaires économiques, Paolo Gentiloni, indique que les Vingt-Sept continuent de plancher sur un projet de taxation des services numériques, distinct du volet OCDE en discussion, relancé dans le cadre du chantier sur les ressources propres de l’Union pour financer son plan de relance. On sait que cette taxe serait un casus belli avec les Américains. Il y a là, sans doute, une part de guerre de leadership, mais ce peut aussi être une stratégie de négociation pour les mois à venir.

Les Européens n’ont-ils pas plutôt intérêt à coopérer avec les Américains et à adhérer au taux minimal de 21%?

Dans l’absolu, oui, tout à fait. Elle aurait tout à gagner à soutenir le volet sur la taxation minimale à 21%, plutôt que de se focaliser sur le numérique. La proposition Biden est un momentum à ne pas rater pour les Européens. Avec les économistes Julien Martin, de Montréal, et Farid Toubal, de Paris Dauphine ainsi que Sébastien Laffitte et Baptiste Souillard, doctorants à l’ENS Cachan et l’ULB, nous avons calculé, dans le cas de la France, qu’une taxe effective à 21% sur les multinationales rapporterait près de 15 milliards de dollars. Avec une taxe sur le numérique telle que discutée à l’OCDE, ce serait dix fois moins et on sait que la « taxe Gafa », adoptée en France en 2019, n’a rapporté que 350 millions. Comme on dit, y a pas photo…

Taxer les multinationales, c’est bien, mais qui paiera in fine?

Quand on taxe les services numériques, comme le fait la France et veut le faire l’UE, on taxe les ventes. Cela se répercute dès lors sur les fournisseurs ou, dans le cas de Facebook ou Google, sur les publicitaires. Quand on taxe a minima les profits, la théorie économique considère que la répartition est davantage partagée entre clients et actionnaires des multinationales.

Si on parvient à un accord mondial sur une taxe minimale des multinationales, y aura-t-il encore des échappatoires?

Il faudra évidemment rester vigilant. Même quand on croit avoir réfléchi à tout, on constate que les multinationales gardent une longueur d’avance. Jusqu’ici, les montages complexes dans les paradis fiscaux ont rendu difficile la traçabilité des profits. C’est le manque de clarté qui a permis et même cautionné l’optimisation fiscale de ces firmes transnationales. Une taxation globale minimale est certes brutale, mais elle a l’avantage de la clarté au niveau légal. Cela rend le contrôle plus aisé.

Thérèse de Liedekerke (BusinessEurope): « Un taux de 21% ne me semble ni souhaitable, ni réaliste »

Représentant 40 fédérations patronales de 35 pays, BusinessEurope est un des lobbys les plus puissants de l’Union européenne. Pour sa directrice générale adjointe, Thérèse de Liedekerke, c’est au sein de l’OCDE qu’il faut déterminer un taux minimal mondial.

Comment les fédérations patronales que vous représentez accueillent-elles la proposition Biden de taxer les multinationales à minimum 21%?

Il faut souligner que la proposition du président Biden concerne le taux minimal applicable aux entreprises américaines. Il vise à assurer que les multinationales américaines qui paieraient moins d’impôts sur leurs profits dans un pays étranger versent la différence au fisc américain en fonction du taux minimal. Il y a par ailleurs des négociations à l’OCDE sur un taux minimal mondial. Nous y observons un engagement constructif des Etats-Unis ainsi que dans les négociations sur une imposition équitable dans l’économie numérique. Les discussions avec l’administration américaine précédente étaient difficiles. Au-delà de sa volonté de taxe minimale à 21%, Joe Biden a avancé une contre-proposition sur le volet numérique. Cet engagement constructif est une bonne chose.

L’OCDE a toujours évoqué le taux effectif de 12,5% comme hypothèse de travail et c’est accueilli favorablement au sein l’UE.

Qu’attendez-vous de ces négociations?

Nous espérons un accord sur la taxe numérique et sur un taux minimal de taxation des multinationales au niveau mondial, car un accord à ce niveau est nécessaire pour éviter des solutions nationales non coordonnées et des problèmes de double taxation. Il faut aussi que les règles qui seront décidées soient simples à mettre en oeuvre pour éviter une surcharge administrative aux entreprises concernées. Enfin, nous attirons l’attention sur le fait qu’un taux minimal trop élevé serait mauvais pour l’investissement.

Le taux de 21% voulu par la Maison-Blanche vous paraît donc trop haut? Celui de 12,5% discuté au sein de l’OCDE et qui correspond au taux statutaire de l’Irlande vous paraît plus réaliste?

L’OCDE a toujours évoqué le taux effectif de 12,5% comme hypothèse de travail. Du côté européen, cette hypothèse est accueillie favorablement, y compris par l’Irlande. C’est important car, pour l’Union européenne, la règle de l’unanimité est d’application dans ce domaine. Je remarque que, depuis la proposition Biden, des experts estiment que la fourchette pour un accord sur un taux se situe probablement entre 12,5%, et 15%. L’OCDE elle-même souligne dans ses analyses d’impact qu’un taux trop élevé serait mauvais pour les investissements. Donc, 21% ne me semble ni souhaitable, ni réaliste.

Thérèse de Liedekerke, directrice générale adjointe de BusinessEurope.
Thérèse de Liedekerke, directrice générale adjointe de BusinessEurope.© Erik Luntang

L’Union européenne n’a-t-elle pas intérêt à coopérer avec les Etats-Unis sur cette question?

Bien sûr, d’autant que, comme je l’ai dit, l’administration actuelle se montre plus constructive dans ses discussions avec l’OCDE. Pour nous, c’est au sein de l’OCDE qu’il faut arriver à un accord et le plus rapidement possible, mais il faut que ce soit un bon accord.

Mais si les Etats-Unis s’accrochent au taux de 21%, cela risque-t-il de compromettre les négociations OCDE sur le taux minimal?

En cas de différence entre le taux minimal mondial et le taux minimal américain, il faudra s’accorder sur la façon de faire coexister les deux taux en évitant la double imposition. Mais un accord sur un taux raisonnable au niveau mondial serait plus simple, plus clair pour tout le monde.

Y aura-t-il un lobbying intense de votre part pour essayer d’influer sur les négociations?

BusinessEurope suit ces négociations de près, en défendant l’intérêt général des entreprises européennes de toute taille et de tout secteur d’activité.

Relever le taux effectif de la taxation des multinationales qui échappaient à l’impôt via les paradis fiscaux, est-ce un juste retour des choses?

Oui, il faut combattre les pratiques fiscales dommageables mais sans pénaliser la grande majorité des entreprises qui respectent leurs obligations fiscales. Une étude de la Commission européenne montre que la part de l’impôt des sociétés dans le PNB européen est stable depuis quarante ans. La fiscalité sur les entreprises est une question complexe. Evitons de poser le débat en termes trop caricaturaux.

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