Marine Le Pen et Emmanuel Macron © Belga

Pourquoi, malgré la défaite du FN, l’extrême droite est plus populaire que jamais

Walter Pauli
Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Même si Marine Le Pen a encaissé une défaite cuisante au tour décisif des élections présidentielles françaises, son Front National est plus populaire et fort que jamais. Le phénomène se produit aussi aux Pays-Bas et en Belgique : l’extrême droite adhère au mainstream – ou du moins elle essaie.

En leur période de gloire, les Vlaams Belang Filip Dewinter ou feu Karel Dillen auraient rêvé de l’accueil reçu par le nouveau livre du président du Vlaams Belang Tom Van Grieken « Toekomst in eigen handen » (L’avenir dans ses propres mains). Le quotidien Het Laatste Nieuws y a lu « des idées surprenantes ». De Standaard observe : « Le programme reste radical, mais le langage de Tom Van Grieken ne dépasse jamais les bornes. » Jonathan Holslag, chroniqueur de Knack, a écrit l’avant-propos. Et De Morgen lui a consacré une grande interview ce week-end. Aucun Vlaams Belang n’a été traité avec autant de bienveillance dans ce pays. À moins peut-être Marie-Rose Morel, mais c’était lors de sa lutte contre le cancer et sa mort.

Dans les pays voisins aussi, l’extrême droite a le vent en poupe. Aux Pays-Bas, on se demande toujours qui est le politique le plus important : le président du PVV Geert Wilders ou le Premier ministre Rutte. En France, malgré sa défaite, la figure de proue du FN Marine Le Pen a déterminé les élections présidentielles. Elle a défié le système politique et l’a mis sous pression. C’est surtout en réaction à la menace qu’elle représentait qu’Emmanuel Macron est entré dans la course, comme gardien ultime de l’intérêt de l’état. Si Monsieur Tout le Monde voyait son père Jean-Marie comme un danger pour la démocratie, avec Marine c’est presque du passé. Sa présence permanente à la télévision et dans les débats politiques lui permet pour ainsi dire de faire partie du club. Le radical de gauche Jean-Luc Mélenchon a refusé de dire à sa base de voter pour Macron au deuxième tour : à l’extrême gauche, l’aversion du centre politique est plus grande que la peur de l’extrême droite. En outre, les considérations pratiques pour les élections parlementaires imminentes priment également sur l’inquiétude pour la démocratie en elle-même.

Sensibilité de droite

Le Néerlandais Pim Fortuyn est le premier précurseur moderne. Fortuyn se fait connaître avec son livre « Tegen de islamisering van onze cultuur » (Contre l’islamisation de notre culture) qui paraît en 1997. Il n’y prend pas pour cible la main-d’oeuvre étrangère, comme l’extrême droite classique l’a toujours fait, mais il développe une thèse qui passe dans l’usage à droite : c’est l’islam qui est contraire à la culture occidentale. Fortuyn qualifie l’islam « d’arriéré » et prétend sans détour que les Pays-Bas sont « pleins ». Il s’avère qu’il dit ce que pense une partie considérable de la population, et devient immensément populaire. Il n’y a d’ailleurs qu’un seul média néerlandais qui envisage de le bannir pour racisme supposé. Assassiné par l’activiste de gauche Volkert van der Graaf en mai 2002, Fortuyn est pratiquement canonisé dans son pays. Depuis, ses idées font partie du patrimoine national.

L’ancien VVD Geert Wilders reprend le flambeau. Il se dit contre le voile et il excite sa base: « Plus ou moins de Marocains ? »Il est accusé et jugé pour racisme, mais il s’en moque. Wilders connaît les limites à ne pas dépasser. Il sait que depuis peu, beaucoup est permis contre les mosquées, les Marocains, et depuis peu aussi les Turcs. En même temps, Wilders n’est pas nostalgique du Troisième Reich. Au contraire, en tant que bon Néerlandais, il est très attaché à la communauté juive et à Israël – encore une raison de s’opposer aux Arabes. En apparence, Wilders ne fait rien de « mal ».

Marine Le Pen aussi est forcée de s’opposer à son père Jean-Marie. Le Pen sénior était jeune homme durant la Seconde Guerre mondiale. Comme beaucoup de ses contemporains d’extrême droite, il était emballé par le régime de Vichy, dirigé par le vieux maréchal Philippe Pétain. Marine Le Pen raconte dans les médias les difficultés qu’elle avait avec son père quand elle était la seule de sa famille à refuser d’entonner les chants traditionnels de Vichy en mémoire de Pétain : « Maréchal, nous voilà ! » Le Pen junior qualifie l’Holocauste de « summum de la barbarie ».

En même temps, son parti est plein de membres qui pensent comme son père. Le mois dernier, c’est devenu douloureusement clair, quand Marine Le Pen a temporairement cédé la présidence du FN à Jean-François Jalkh, avant de le mettre de côté après quelques jours : Jalkh a exprimé plusieurs fois ses doutes sur le caractère historique de l’Holocauste, d’où le titre de sa biographie parue en début d’année : La vraie Marine Le Pen: une bobo chez les fachos.

Au Vlaams Belang, les anciennes vérités sont expliquées autrement qu’autrefois. Pour Karel Dillen, l’élite était encore un mot noble. Aujourd’hui, son lointain successeur Tom Van Grieken déclare : « L’écart entre le peuple et l’élite n’a jamais été aussi grand » – il se trouve évidemment du côté du peuple. Alors qu’il se bat contre les « banksters » (une contraction entre « banquiers » et « gangsters »), Marine Le Pen s’en prend à la banque Rothschild, l’ancien employeur d’Emmanuel Macron. Macron déclare qu’il n’est ni de gauche, ni de droite et qu’il défend l’intérêt général. Cela n’est pas très différent d’un classique de la carrière politique de Jean-Marie : « Ni droite, ni gauche: français! ».

La campagne présidentielle française était presque une illustration de cette affirmation. Marine Le Pen a choisi le slogan « Choisir la France » et Emmanuel Macron « Ensemble, la France ! ». Mais que l’on regardait un candidat ou un autre, l’image à la télévision était pratiquement la même : ils parlaient tous deux devant une mer de drapeaux français. Comme si effectivement il n’y avait plus de gauche et de droite, seulement un vague centre. Pendant la campagne, même le candidat postcommuniste Jean-Luc Mélenchon a échangé l’Internationale socialiste pour La Marseillaise. La gauche radicale ne chante plus à propos « des laissés-pour-compte », mais hurle « Aux armes citoyens! Formez vos bataillons! ». Comme si en France, la guerre de civilisation ultime était effectivement sur le point d’éclater.

Aujourd’hui, les politiques d’extrême droite disent vouloir lutter pour les compatriotes « vulnérables » – l’approche dure du chômeur (autochtone) est révolue – et donc contre le capitalisme mondial, l’Union européenne « asociale », l’euro, le libre-échange : ils prennent les exigences syndicales classiques. Évidemment, ils veulent aussi entamer la lutte contre l’islam et « les étrangers ». À l’heure actuelle, ils sont soutenus par une partie du mouvement féministe et de la laïcité organisée.

Pour Le Pen et Van Grieken, un tel climat crée les circonstances propices pour faire de la politique. Dans son interview accordé au journal De Morgen, le président du Vlaams Belang exprime même sa gratitude envers toute la N-VA et les CD&V tels que Pieter De Crem (ne croit pas en l’islam européen) et Hendrik Bogaert (souhaite priver les Turcs de la double nationalité) : « Ils rendent le discours du Vlaams Belang mainstream et acceptable. » Au demeurant, Van Grieken se trompe dans son audace : c’est justement parce que son discours d’extrême droite peut déjà compter sur beaucoup de bonne volonté, que Bogaert et De Crem se hâtent de rejoindre la tendance. C’est de là aussi que vient le succès des partis d’extrême droite et des politiciens : c’est l’âge d’or de la sensibilité de droite.

Le bras tendu

Comment a-t-on pu en arriver là?

Après la Seconde Guerre mondiale, l’extrême droite est à terre. Cependant, la droite se radicale se relève et déjà à la fin des années cinquante, au plus tard au début des années soixante, elle renaît pratiquement partout en Europe occidentale.

En Flandre, Karel Dillen est depuis 1947 une figure centrale de l’extrême droite. Son groupe choisit de se renforcer pendant quelques années au sein du nouveau parti nationaliste flamand, la Volksunie. Bien que Dillen n’ait eu aucun rapport avec la collaboration, il écrit dans son livre « Wij, marginalen » (Nous les marginaux) que déjà dans les meetings des années cinquante « ils avaient l’habitude de tendre le bras en chantant De Vlaamse Leeuw. Ce bras tendu de l’époque n’était pas la continuation d’un passé clôturé, n’était pas un signe de vénération envers Hitler. » Le monde extérieur ne voit pas les choses de la même façon et les tensions s’avivent avec les figures plus modérées au sein de la Volksunie.

En 1978, Karel Dillen décide de suivre son propre cap et fonde le Vlaams Blok (le Vlaams Belang depuis 2004). Ce parti est d’extrême droite sur tous les plans. Le Vlaams Blok est résolument nationaliste ; dur envers les migrants, conservateur au niveau éthique ; un parti qui s’adresse aussi à l’élite ; et socio-économiquement, il est adepte au « solidarisme », un modèle d’harmonie que Dillen qualifie de « troisième voie » entre le capitalisme et le socialisme.

En France aussi, l’extrême droite tient le choc. Derrière la rhétorique de la France comme berceau des Lumières et de la Révolution française se cache un pays à la tradition conservatrice et d’extrême droite qui n’est pas à sous-estimer. Ce courant se repose sur une série de personnages éminents des années trente et quarante tels que Philippe Pétain, le chef de file catholique et intégriste Charles Maurras et les écrivains Louis-Ferdinand Céline ou Pierre Drieu la Rochelle. Après la guerre aussi, la droite française continue à produire des personnages prestigieux. Les années cinquante ont signifié la percée de Pierre Poujade et son mouvement poujadiste. Dans les années soixante, l’archevêque réactionnaire Marcel Lefebvre engage la confrontation avec le Vatican et l’Église catholique.

Ces personnages inspirent dans toute l’Europe. Pieter Jan Verstraete écrit dans sa biographie de Dillen écrit que « sur le plan religieux, Dillen se qualifiait de disciple de la ligne traditionnelle de Lefebvre ». Dillen frémit à l’idée des Pays-Bas permissifs, de la compréhension qui y règne pour la drogue, l’avortement, l’homosexualité et de sa culture urbaine de sexshops et de coffee shops.

La lutte contre les soixante-huitards démarre en France, menée par l’école de la nouvelle droite. Peu après mai 68, la haute-messe de la pensée de gauche, cosmopolite et antiautoritaire, l’extrême droite ressent le besoin de se regrouper politiquement. Elle le fait le 5 octobre 1972, quand un nouveau parti naît au sein du mouvement néo-fasciste Ordre Nouveau : le Front National. Il est dirigé par Jean-Marie Le Pen, un ex-parlementaire du parti poujadiste, un ancien soldat qui s’est battu dans les guerres coloniales d’Indochine et Afrique du Nord, les colonies que la France a perdues. Quarante ans avant que Donald Trump sorte son « Make America great again », Le Pen caresse de semblables ambitions pour la France. Il souhaite qu’elle renoue avec son passé glorieux.

En se référant continuellement à ce passé, Jean-Marie Le Pen ne voit pas qu’il empêche son parti de devenir un facteur politique important. Et personne ne le corrige, car à peu près toute la première génération du cadre du Front national se compose de membres nostalgiques du colonialisme et du régime de Vichy. Jean-Marie Le Pen demeure un négationniste incorrigible qui qualifie les chambres à gaz de « détail de l’histoire. Et à ses débuts, le Front national est un farouche opposant de … la Révolution française. Le Pen et co. tiennent la Déclaration universelle des droits de l’Homme responsable de la fin proche de la civilisation française. Ils se placent donc en dehors du consensus national.

Plus encore que Paris, Amsterdam vit les années soixante comme « l’âge d’or de la sensibilité de gauche ». À cette époque, les Pays-Bas se voient comme un pays-pilote international ; elle n’hésite pas à adopter un ton moralisateur contre tout ce qui est lié de près ou de loin aux nazis et aux années trente et quarante.

Cependant, à partir de 1966, le président fondateur Hendrik Koekoek emmène une belle part d’élus à la Première et à la Seconde Chambre : son opposition contre trop d’ingérence de l’état ne persuade pas seulement son public rural, mais aussi les citadins, les commerçants et les petits indépendants. Dès l’âge d’or des années soixante, Koekoek a l’intuition que le rythme rapide des changements de la société rend les gens incertains. Et qu’en plus du cloisonnement, l’écart se creuse entre « la politique » et « la population ». Le Boerenpartij est aussi le premier parti néerlandais d’après-guerre hostile à la « main-d’oeuvre étrangère ».

Cordon sanitaire

En 1981, le Boerenpartij change son nom en Rechtse Volkspartij, mais elle n’obtient plus aucun siège à la Chambre. C’est pourtant à ce moment-là que la vapeur s’inverse. Dès les années quatre-vingt, l’association de quatre phénomènes externes donnera le vent en poupe à l’extrême droite partout en Europe occidentale.

Un: les thèmes de « main-d’oeuvre étrangère » et « migration » figurent en haut de l’agenda politique. C’est évidemment suite à la crise économique et au chômage soudainement en hausse : beaucoup d’ouvriers touchés semblent réceptifs au discours qu’ils seraient mieux lotis sans la concurrence étrangère. Partout en Europe, il donne des ailes aux partis d’extrême droite. Le Front National perce aux élections municipales de 1983. Le Vlaams Blok commence sa progression aux élections de la Chambre de 1987. Ces partis poursuivent son élan. En 1991, le Front national propose 50 mesures pour résoudre le problème de l’immigration, en 1992 le Vlaams Blok suit son plan en 70 points. La réaction des partis classiques est ambiguë. Partout, ils bannissent la droite radicale et ils excluent leurs élus de participation au pouvoir. En Belgique, ce processus est baptisé cordon sanitaire. C’est un isolement formel, de parti politique.

Cependant, il n’y a pas moyen de se protéger contre les idées d’extrême droite : elles s’infiltrent à une vitesse record dans la société, et donc aussi dans le discours politique. Les partis du centre ont toute la peine du monde à maîtriser leur aile droite.

Deux: en 1989, c’est la chute du Mur de Berlin. Les partis qui se qualifient de socialistes muent en socio-démocrates, les Britanniques de New Labour en tête. La gauche aussi découvre sa « troisième voie » à mi-chemin entre le libéralisme et la socio-démocratie. Elle professe un libéralisme social, ce qui dans un premier temps procure un joli bonus électoral aux « socialistes soft nouveau style ».

C’est ainsi que tout est remis en question. Dans le débat de nationalité et d’identité, les trois familles traditionnelles ont déjà bougé vers la droite, sous pression de l’extrême droite. En même temps, la gauche est socio-économiquement nettement moins à gauche, car après la chute du Mur, c’est l’économie de marché qui triomphe. La gauche cherche un argument de vente pour afficher un profil « progressif » et le trouve dans les dossiers éthiques. Et donc toute l’Europe occidentale traverse un « passage violet ». La légalisation du mariage gay, l’avortement, l’euthanasie, parfois le cannabis : il n’y a plus d’obstacles, il n’y a presque pas de frontières.

Trois: ce sentiment du « tout est possible » est renforcé par une révolution technologique radicale : la montée d’internet, les télécommunications mobiles, les réseaux sociaux, les smart ceci et cela. C’est une ère à la fois cosmopolite et individualiste qui voit le jour.

Et puis il y a le quatrième facteur fatal: depuis le 11 septembre, l’extrémisme musulman est l’ennemi public numéro un. En plus, la guerre en Syrie entraîne la crise de réfugiés. Que ce soit le monde anglo-saxon, la Scandinavie, l’Europe de l’Occident, du Sud ou de l’Est : tout « l’Occident libre » se sent menacé.

Nous contre eux

Les quatre facteurs ci-dessus créent des conditions excellentes pour l’extrême droite. Des partis comme le PVV, le Vlaams Belang et le Front National ont mis la peur de l’étranger sur l’agenda. Ignorer ou taire ce message, comme on l’a essayé, ne sert plus à rien : les réseaux sociaux semblent encore renforcer le discours du « nous contre eux ». En plus, la nouvelle génération de leaders d’extrême droite prend garde de se brûler à des thèmes comme la persécution des juifs. Le spectre de la Seconde Guerre mondiale impressionne de moins en moins.

Contrer l’extrême droite sur le plan socio-économique n’est pas évident non plus: les politiques de néo-droite reprennent beaucoup d’exigences syndicales classiques.

Finalement, l’extrême droite a récupéré l’agenda éthique, ce qui force la gauche classique dans ses retranchements. Les politiques progressifs sont invectivés par les membres du Vlaams Belang et du Front national autrefois anti-féministes, traditionnels-chrétiens et homophobes : quand il s’agit de droits des femmes ou de droits des homosexuels, ce sont eux qui sont incapables de concessions ou aux nuances.

Aujourd’hui, les anciens « noirs » sont les champions des Lumières. Les politiques et les partis opposés à trop de liberté, d’égalité et de fraternité parlent tout le temps de la Révolution française. C’est le grand paradoxe de notre époque.

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