Zelensky © Belga

Pourquoi l’Ukraine ne capitulera pas : « Même avec des armes chimiques, Zelensky ne pliera pas »

Jeroen De Preter Rédacteur Knack

Dans son ambition de redevenir une puissance mondiale, le Kremlin agit de manière toujours plus impérialiste. L’Ukraine et/ou l’Occident doivent-ils, pour éviter le pire, faire des compromis ? Les experts sont divisés sur la question, car il existe un réel danger que cela encourage Poutine dans son envie d’annexion.

« Les Russes veulent la reddition de l’Ukraine », a déclaré le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, après une réunion avec son homologue russe, Sergei Lavrov, la semaine dernière dans la ville turque d’Antalya. « Mais ce n’est pas ce qu’ils vont obtenir. L’Ukraine est forte, l’Ukraine se bat ».

Cette déclaration est révélatrice de la position de l’Ukraine au cours de ces premières semaines qui ont suivi l’invasion russe. Confiant, combatif et courageux. En Occident, cela suscite beaucoup de respect et de sympathie. Mais la résilience de l’Ukraine sera-t-elle suffisante pour faire plier Poutine et le Kremlin ? L’historien britannique Adam Tooze, chargé de cours à l’université de Columbia, n’y croit pas. « Il faut être réaliste et bien comprendre que l’Ukraine n’a guère de chances de gagner la guerre« , a-t-il ainsi déclaré dans une interview accordée à Der Spiegel.

Le politologue allemand Herfried Münkler fait une analyse similaire dans un podcast de Die Zeit. Pour lui, l’Ukraine ferait mieux d’abandonner le combat au plus vite, tant la victoire est improbable. « Pour des raisons humaines, humanitaires, on ne peut que dire aux Ukrainiens qu’une seule chose et c’est d’arrêter cette guerre« , a ainsi déclaré Münkler. « Une capitulation précoce est un moyen d’éviter encore plus de pertes. D’autant plus que dans la phase de la guerre qui s’ouvre, le nombre de victimes va augmenter de façon exponentielle ». À la fin du podcast, Münkler fait un lien des plus déprimant avec les guerres du Péloponnèse du cinquième siècle avant Jésus-Christ. « À cette époque aussi le choix de la résistance au nom de l’autodétermination était souvent synonyme de guerre et d’effusion de sang », dit-il. « Mais la différence entre le Ve siècle avant J.-C. et le XXIe siècle est qu’aujourd’hui, nous serions prêts à risquer une guerre nucléaire pour ces principes. Or je pense que personne n’en a vraiment envie »

Pas de pitié

La question de savoir si la guerre nucléaire est un scénario réaliste reste à ce stade-ci de la spéculation. Ce qui est certain, c’est que la Russie est prête à aller jusqu’au bout dans ce conflit. « L’attaque d’une maternité à Marioupol pourrait n’être que le début de bien pire », estime le professeur émérite et expert de l’Europe de l’Est Katlijn Malfliet (KU Leuven). Avec son livre Poutinisme en 2018, elle a fait une analyse approfondie de l’ambition russe sur la scène mondiale. « Comprendre cette ambition est essentiel pour une réponse stratégiquement sensée à l’agression russe », affirme M. Malfliet. « Depuis les années 1990, la Russie n’a eu de cesse de vouloir redevenir une puissance mondiale », dit-elle. « Après la chute du mur en 1989, l’ancienne Union soviétique a rapidement perdu de son influence et de son pouvoir. Durant cette période, le Kremlin a pris conscience que le pays ne se repositionnait pas radicalement, la Russie allait disparaître de la scène mondiale. Et c’est effectivement ce qu’il s’est passé. Poutine est, par essence, l’émanation d’une Russie qui veut se réincarner en une superpuissance ambitieuse, un acteur mondial qui ne connaît aucune pitié dans sa volonté de restaurer la sphère d’influence de l’époque tsariste et soviétique. C’est une réalité que l’UE et les États-Unis ne veulent pas, ou du moins pas suffisamment, voir. Toutes les tentatives visant à contrecarrer l’ambition de la Russie ne feront que la nourrir, avec pour résultat, si nécessaire, des crimes de guerre les plus atroces.

Comme Herfried Münkler, Malfliet part du principe qu’une réponse armée – aussi musclée ou subtile soit-elle – ne ramènera pas la Russie à la raison. « L’Occident s’accroche toujours à l’idée qu’il doit donner une leçon au Kremlin », dit-elle. « Or c’est une erreur fatale. La solution ne peut être qu’un compromis diplomatique et économique. Et il y a là quelques possibilités, bien qu’il ne faut jamais perdre de vue l’ambition russe en ce qui concerne sa sphère d’influence. Quel qu’il soit, ce compromis devra avoir pour effet que l’Ukraine, volontairement ou non, se retrouve encore un peu plus sous la coupe de la Russie. Je remarque que pour certains Occidentaux c’est un sujet tabou alors que le président ukrainien Volodymyr Zelensky a lui-même déclaré qu’il était possible d’en discuter.

Violeur en série

Malfliet préconise elle plutôt ce qu’elle appelle « une approche réaliste ». Cette approche implique que seule une reconnaissance des ambitions russes sur le théâtre international peut offrir la perspective d’un cessez-le-feu. Steven Van Hecke, maître de conférences en sciences politiques à la KU Leuven, a un point de vue fondamentalement différent. Les compromis, sur, par exemple, le statut des régions orientales de Donetsk et de Lugansk, lui rappelle inévitablement un précédent historique de 1938. « À cette époque, la France et le Royaume-Uni ont conclu un accord avec l’Allemagne nazie sur l’annexion des Sudètes tchèques, une région qui, selon Adolf Hitler, faisait partie de la sphère d’influence allemande. L’espoir que l’envie de conquête d’Hitler soit satisfaite par le traité de Munich s’est avéré vain », dit Van Hecke. « Il y a un réel danger que de tels compromis augmentent son envie d’annexion. L’agresseur peut considérer une telle concession comme un signe de faiblesse. Cela pourrait l’encourager à continuer, comme Hitler l’a fait en 1938. »

« Ce danger n’a en effet rien d’imaginaire », déclare Münkler dans un courriel adressé à Knack. Pourtant, selon lui, le traité de Munich, et donc aussi éventuellement un traité avec la Russie, aurait eu un mérite non négligeable. Avec ce traité, le Royaume-Uni a gagné le temps dont il avait besoin pour se préparer à la guerre alors qu’Hitler aurait volontiers frappé plus tôt. Comprendre: sans les concessions, Hitler aurait fait exactement la même chose, à ceci près que la Grande-Bretagne aurait été moins armée contre lui.

Mais le professeur Van Hecke n’a pas seulement des objections stratégiques contre d’éventuelles concessions au Kremlin. « Je trouve que c’est aussi problématique d’un point de vue moral », dit-il. « En conseillant à l’Ukraine de cesser sa résistance, vous retournez inévitablement la situation. On peut difficilement reprocher à la victime – en l’occurrence l’Ukraine – d’envenimer les choses en se défendant contre son agresseur. La Russie se comporte comme un violeur en série qui dit à sa victime que, si elle ne veut pas mourir, elle ferait mieux d’arrêter de résister. Je pense que la victime a tout à fait le droit de se défendre contre cette violence. Même si cette défense peut entraîner encore plus de dommages. »

Pour Van Hecke, le rôle de l’Occident est discutable. Un avis partagé par le professeur Malfliet, mais pour une toute autre raison. « L‘Occident est comme un garde du corps qui voit le viol se produire, mais refuse d’intervenir réellement. Cela pose question. C’est vrai qu’une intervention pourrait rendre les choses beaucoup plus difficiles, mais ne rien faire est une forme de soumission au chantage. Poutine sait que l’OTAN n’interviendra pas. Et parce que l’OTAN ne s’en cache pas et le dit même explicitement, Poutine a un laissez-passer ».

Abomination

« Les concessions, et certainement la capitulation de la partie ukrainienne, peuvent en effet limiter les dégâts humanitaires », estime Van Hecke. « Mais ils ne constituent en aucun cas une garantie que cela sera effectivement le cas. De telles solutions simplistes sont trompeuses. Car que valent les compromis avec la Russie ? Il devrait être clair maintenant que nous avons affaire à un partenaire peu fiable. Que se passera-t-il si un accord est trouvé sur la neutralité de l’Ukraine ? La Russie cessera-t-elle alors les cyberattaques ? La Russie arrêtera-t-elle de porter atteinte à la souveraineté de l’État ukrainien par d’autres moyens ? Il y a des raisons concrètes d’en douter ».

La Russie, résume Van Hecke, se comporte clairement comme un agresseur dans ce conflit. En cédant aux conditions de l’agresseur, vous cédez au chantage. Ce n’est pas seulement moralement problématique. Il permet également à l’auteur de ces méfaits de savoir que le chantage fonctionne, ce qui lui permet de formuler toutes sortes d’autres exigences. Et si, par exemple, Poutine exigeait un corridor terrestre avec Kaliningrad, l’enclave russe située entre la Pologne et la Lituanie ? Devra-t-on aussi céder sur ça aussi ?

C’est pourquoi, selon Van Hecke, Zelensky ne pliera pas. « Pas même si Poutine déploie des armes chimiques ou nucléaires. Et je crains qu’il en soit capable. Regardez son bilan en Syrie et à Grozny. Ceux qui sont capables de telles horreurs ne reculent devant rien. C’est très effrayant, je sais. Mais céder au chantage ne peut être une solution. Et je pense que nous devrions soutenir Zelensky dans son intention de ne pas y céder ».

Tête haute

Les experts auxquels nous avons parlé pour cet article n’ont aucun doute : il n’y a aucune chance que Zelensky ploie sous la pression russe. Ou pour le dire plus précisément, jamais Zelensky ne décrira un éventuel compromis en ces termes. Il n’utilisera jamais des mots comme « capitulation » ou « concession » », déclare Katlijn Malfliet. Le peuple ukrainien ne l’accepterait pas. Le seul compromis possible est un compromis dans lequel les deux parties peuvent quitter la table des négociations la tête haute.

David Criekemans, professeur de politique étrangère à l’Université d’Anvers, est du même avis. Tout compromis qui peut être interprété comme une concession serait une hérésie politique pour les deux parties. Dans cette optique, le mot « capitulation » ne sera jamais évoqué. À moins que vous ne vouliez que cette guerre se poursuive jusqu’à ce que les derniers soldats sur le champ de bataille décident qui gagne.

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Mais un compromis sans concessions mutuelles est-il réalisable ? Criekemans n’exclut pas totalement la possibilité que quelque chose que les deux parties peuvent présenter comme un succès puisse émerger. « Mais rien ne garantit que ce soit effectivement le cas. Pour parvenir à un compromis, on doit tenir compte d’une Fédération de Russie qui estime que ses intérêts vitaux ont été violés ». Or cette considération est particulièrement difficile à concilier avec le fait qu’un compromis peut faire croire que le chantage fonctionne. Une suite comme celle qui a suivi la convention de Munich n’est certainement pas souhaitable. Selon Criekemans, « la voie vers une solution ne doit surtout pas faire croire au Kremlin que sa stratégie a fonctionné et qu’il convient donc de la répéter ».

Espoir

Une très faible, et pour l’instant encore très vague, tentative de compromis a déjà été faite la semaine dernière. De façon surprenante, l’ouverture vient de Dmitry Peskov, le porte-parole du Kremlin. Selon Peskov, la Russie ne chercherait pas à renverser le régime Zelensky. La Russie mettrait fin à son « opération spéciale » si l’Ukraine abandonnait la Crimée et reconnaissait l’indépendance des régions séparatistes de Donetsk et de Lougansk. En outre, l’Ukraine devrait céder à la demande plus ancienne de rester neutre. « Ce que je retiens surtout, c’est que le Kremlin considère le régime ukrainien comme un interlocuteur à part entière », déclare Criekemans. « C’est un premier pas important. Une prochaine étape, à mon avis nécessaire, serait que Poutine et Zelensky s’assoient à la même table. Mais apparemment, les esprits ne sont pas encore mûrs pour cela ».

La déclaration de Zelensky selon laquelle il est prêt à discuter des conditions de la Russie offre également une lueur d’espoir. Par exemple, lorsqu’il s’agit de la neutralité de son pays, il ne mendie pas l’adhésion à l’OTAN à n’importe quel prix.

« Il n’est pas certain que ces déclarations ouvrent la voie à des négociations sérieuses. Nous ne savons pas exactement ce que la Russie veut dire lorsqu’elle affirme vouloir une Ukraine neutre », selon Criekemans. « Est-il suffisant pour la Russie que l’Ukraine inscrive dans sa constitution qu’elle ne devienne pas membre de l’OTAN ? Ou bien la Russie se réfère-t-elle plutôt à l’interprétation plus extrême qui, selon les termes du ministre des Affaires étrangères Lavrov, exige que le gouvernement ukrainien procède à une « dénazification » ? »

Flou

On ne sait toujours pas exactement ce que le Kremlin cherche à obtenir en envahissant l’Ukraine. Si la Russie ne s’intéresse qu’à son influence dans les Républiques orientales, pourquoi bombarde-t-elle également des métropoles centrales ou occidentales telles que Kiev et Lviv ? Selon Malfliet, ce manque de clarté pourrait bien faire partie de la stratégie de la Russie. « La Russie a toujours entretenu le flou quant à son ambition de restaurer son ancienne sphère d’influence. Ce n’est pas la faute de l’Occident s’il a mal évalué la situation au cours des vingt dernières années. La Russie a délibérément été vague sur ce sujet ».

« Et même maintenant, les Russes tiennent un double discours. D’un côté, on voit une Russie qui veut montrer, par tous les moyens possibles, aux États-Unis, la Chine et l’Europe qu’ils ont tout intérêt à prendre l’ambition russe au sérieux. Et ceux qui ne veulent pas le comprendre vont le sentir. Ils utilisent une stratégie de dissuasion que certains disent issue des anciennes conquêtes mongoles. Tout comme les Mongols embrochaient les têtes coupées de leurs ennemis, la Russie dissuade aujourd’hui l’ennemi en commettant des atrocités en Ukraine. Ils conquièrent des villes, attaquent des centrales nucléaires et font clairement savoir que, si nécessaire, ils utiliseront également des armes chimiques ou biologiques. D’un autre côté, ils signalent que des pourparlers sont possibles. Ils offrent toujours à l’Ukraine la possibilité de parvenir à un compromis qui serait acceptable pour Zelensky. Un tel compromis pourrait signifier la fin du conflit. Et je crois qu’un tel compromis peut être atteint. Mais nous, Occidentaux, devons être très conscients que la fin de ce conflit ne sera qu’un nouveau départ pour la Russie ».

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