Pour une large majorité d'Irlandais, le retour d'une séparation serait un grand bond en arrière. © CRISPIN RODWELL

Pourquoi l’Irlande a peur du Brexit

Le Vif

A un an du départ annoncé du Royaume-Uni de l’Union européenne, le spectre de la séparation inquiète les habitants de l’île verte. Dans le Nord, la paix est encore fragile.

Comment évoquer l’Irlande sans aussitôt penser à la Guinness ? Les habitants de l’île verte ne sont pas les seuls à apprécier cette bière aux reflets noirs, fortement houblonnée et brassée depuis 1759 près de la porte St James, à Dublin : des millions de litres de stout sont consommés dans le monde. Mais voilà que le Brexit et la possible restauration d’une frontière entre les deux parties de l’île pourraient rendre plus onéreux le célèbre breuvage. Et pour cause. Avant d’être dégustée, la Guinness franchit la frontière entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, une province du Royaume-Uni, où elle est embouteillée. L’instauration d’une frontière en dur ralentirait les dizaines de milliers de camions qui, chaque année, traversent la démarcation. Le Baileys – une liqueur à base de whiskey et de crème – pâtirait, lui aussi, de contrôles douaniers, car le lait, principal ingrédient de cette boisson inventée pour les palais américains, est produit des deux côtés de la frontière. Il est ensuite collecté et transformé en crème par des laiteries, dans le Sud pour la plupart, avant d’être mélangé à du whisky, et transporté à nouveau dans le Nord pour être mis en bouteilles dans les faubourgs de Belfast. A un an du départ annoncé du Royaume-Uni de l’Union européenne, le 29 mars 2019, le géant mondial des spiritueux Diageo, aujourd’hui propriétaire des deux marques, est loin d’être le seul à s’inquiéter des conséquences du Brexit.

Pourquoi l'Irlande a peur du Brexit

Pour une large majorité d’Irlandais, le retour d’une séparation serait un grand bond en arrière. La suppression des barrières qui entravaient le passage du nord au sud, après l’accord de paix dit  » du Vendredi saint  » entre nationalistes (catholiques) et loyalistes (protestants), il y a vingt ans, a scellé la fin des violences en Ulster et dopé l’économie de toute la région.

 » Aujourd’hui, une personne à la recherche d’un travail ne se demande pas de quel côté de la frontière se trouve son futur employeur. Qu’en sera-t-il demain ?  » interroge Conor Patterson, directeur d’un organisme d’aide à l’investissement pour les start-up, la Newry & Mourne Enterprise Agency. Ce catholique, comme la majorité de ses concitoyens, raconte la transformation de Newry, 30 000 habitants, à deux pas de l’ancienne ligne de démarcation. Restée du  » mauvais côté  » de la frontière en 1922, lors de la partition de l’Irlande, la ville a amorcé un lent déclin. Chômage, pauvreté et discrimination à l’emploi en faveur des protestants ont poussé nombre de ses habitants à l’émigration.  » Mon père est parti travailler à l’usine Rolls-Royce de Derby, en Angleterre. Moi-même, en 1988, à l’âge de 25 ans, j’ai quitté Newry pour un emploi en Grande-Bretagne. Ici, le taux de chômage atteignait 26,5 %. A mon retour, en 1995, trois ans après notre entrée dans l’union douanière, il était tombé à 18 %. Aujourd’hui, il est à 2 %. Les chiffres ne mentent pas.  » Pour tous les habitants de la région, l’Union européenne est la bonne fée à l’origine de ce miracle.

A Belfast, vingt ans après l'accord de paix de 1998, les murs séparant les quartiers populaires protestants et catholiques sont toujours là.
A Belfast, vingt ans après l’accord de paix de 1998, les murs séparant les quartiers populaires protestants et catholiques sont toujours là.© CRISPIN RODWELL

La menace que fait peser la sortie du Royaume-Uni de l’UE sur l’économie de l’Irlande du Nord n’est pas la seule inquiétude des Nord-Irlandais. Tout le monde a en tête le spectre des trente ans de violences, pudiquement appelées  » troubles « , entre nationalistes et loyalistes, qui ont fait plus de 3 500 morts.

 » J’ai grandi pendant les troubles, reprend Conor Patterson. Avec mes parents, nous ne recevions jamais la visite des autres membres de la famille, installés dans le Sud. Les contrôles frontaliers et les violences dissuadaient les plus courageux. J’avais 9 ans quand une attaque à la bombe contre le bâtiment des douanes de Newry a fait neuf morts. Au total, les attaques contre les postes-frontières ont tué 400 personnes. Je ne souhaite pas que mes quatre garçons revivent ça.  » Comme lui, beaucoup craignent que de nouvelles barrières ne donnent du grain à moudre aux dissidents de l’Armée républicaine irlandaise (IRA), qui a renoncé à l’usage de la violence en 1998. Certains d’entre eux n’ont pas accepté le désarmement.  » Le moindre poste de douane deviendrait une cible, explique, dans sa maison de briques, à Belfast, l’écrivain Malachi O’Doherty. Il faudrait des policiers pour les protéger, ce qui augmenterait encore la défiance des radicaux.  » Aujourd’hui, quelque 30 000 personnes traversent chaque jour les 500 kilomètres de frontière, sans vraiment s’en apercevoir. Seul signe distinctif, sur les axes les plus empruntés : les panneaux indiquant les limites de vitesses en kilomètres ou en miles. Les stations-service, elles, ont fleuri dans le Sud, parce que le carburant y est moins taxé que dans le Nord.

 » La paix a favorisé la prospérité, et la prospérité a contribué à consolider la paix, commente Annmarie O’Kane, du Centre d’études transfrontalières, à Armagh, à l’ouest de Newry. Les fonds européens ont permis d’améliorer les routes et financé de multiples projets transfrontaliers, dans le domaine de la santé, par exemple. Mais le principal mérite de Bruxelles, c’est d’avoir ramené la confiance. Ce n’est pas un hasard si 55,8 % des Nord-Irlandais ont voté pour le maintien dans l’UE lors du référendum sur le Brexit, le 23 juin 2016.  »

Malgré le développement économique et la paix, surtout, la séparation des communautés est toujours de mise en Irlande du Nord. De la primaire au lycée, les enfants de catholiques et de protestants fréquentent des écoles séparées. On ne se mélange pas non plus dans les clubs de foot ni dans les cours de musique.  » L’accord du Vendredi saint a été un mariage sans amour « , diagnostique Conor Patterson.

Malachi O'Doherty, écrivain, estime que de nouvelles barrières pourraient constituer des cibles pour les radicaux.
Malachi O’Doherty, écrivain, estime que de nouvelles barrières pourraient constituer des cibles pour les radicaux.© CRISPIN RODWELL

A Belfast, les hauts murs destinés à séparer catholiques et protestants se trouvent dans les quartiers populaires. A contrario, dans celui d’Ormeau, en voie de gentrification, l’identité européenne transcende l’appartenance confessionnelle :  » Lors du référendum, 70 % des habitants ont voté en faveur du maintien dans l’UE, explique Claire Hanna, députée SDLP (parti nationaliste modéré) de Belfast-Sud. L’accord du Vendredi saint offre la possibilité aux gens de se reconnaître irlandais, britannique ou les deux à la fois.  » Depuis lors, les Nord- Irlandais ont droit à deux passeports – le britannique, bien sûr, mais aussi celui de la République d’Irlande. Ces deux dernières années, la perspective du Brexit a vu doubler les demandes d’obtention du sésame européen. Les loyalistes eux-mêmes, pourtant partisans de Londres, ne résistent pas à la tentation…

Comment les négociateurs résoudront-ils l’épineuse équation de la frontière ? Ces dernières semaines, on a beaucoup parlé de l’option  » backstop « , susceptible d’être imposée par Bruxelles si aucune autre solution n’est trouvée : l’Irlande du Nord bénéficierait d’une dérogation réglementaire par rapport au reste du Royaume-Uni. La province resterait, de fait, dans l’union douanière. Mais cette formule pose autant de problèmes qu’elle en résout, juge Edgar Morgenroth, économiste à l’université de Dublin :  » L’UE confierait de fait le contrôle de sa frontière au Royaume-Uni.  »

 » Si l’option « backstop » était retenue, il faudrait qu’elle soit validée par les représentants politiques de la province « , relève Emma Kerins, porte-parole de la chambre de commerce d’Irlande. Pas gagné. Les membres de l’Assemblée nord-irlandaise, où dominent les loyalistes radicaux du DUP et les nationalistes de gauche du Sinn Féin, sont à couteaux tirés. L’institution est à l’arrêt depuis janvier 2017.

Les loyalistes, surtout, sont vent debout contre l’idée du  » backstop « .  » Cela créerait un cauchemar bureaucratique entre la province et le reste du Royaume-Uni « , martèle le député Steve Aiken, dans son bureau du palais de Stormont, à Belfast. Pourtant, l’Ulster se démarque déjà de la mère patrie dans plusieurs domaines. Le mariage pour tous est légal en Angleterre, pas en Irlande du Nord. La province prohibe également l’avortement, autorisé dans le reste du royaume…

Pour Claire Hanna, députée SDLP (parti nationaliste modéré) de Belfast-Sud, la paix a renforcé le sentiment européen des classes moyennes.
Pour Claire Hanna, députée SDLP (parti nationaliste modéré) de Belfast-Sud, la paix a renforcé le sentiment européen des classes moyennes.© CRISPIN RODWELL

Demain, le Brexit pourrait-il ouvrir la voie à une réunification de l’Irlande ? L’accord du Vendredi saint prévoit la possibilité d’un référendum sur la question mais, jusqu’à présent, cette perspective tenait du mirage. Les nationalistes ne sont pas majoritaires en Irlande du Nord et un tiers d’entre eux n’y sont pas favorables.  » Pendant les trente années de conflit, l’IRA et le Sinn Féin ont milité pour l’unification, observe Malachi O’Doherty, sans jamais parvenir à convaincre la majorité des bénéfices d’un tel changement. Si le Brexit se passe mal, en revanche, les gens pourraient envisager la question sous un nouveau jour.  »

Le calendrier de négociations entre Londres et Bruxelles prévoit qu’un accord soit trouvé en octobre prochain, afin qu’il soit ratifié avant la date prévue du Brexit, le 29 mars 2019.  » L’échéance sera difficile à tenir tant que subsistent des points de désaccord, estime Edgar Morgenroth. Je n’exclus pas la possibilité d’un échec et d’une séparation sans accord, tant la partie est délicate pour Theresa May, prise au piège entre les ultra-brexiters de son parti et les loyalistes du DUP.  »

Quelle que soit la solution trouvée par les négociateurs, les effets du Brexit seront plus douloureux dans les zones rurales, où sont installées les entreprises agroalimentaires, les plus affectées. Dans les comtés de Monaghan et de Cavan, au sud de la frontière, ce secteur fournit un cinquième des emplois.  » Les petites entreprises peineront à absorber les surcoûts et à trouver de nouveaux marchés « , estime Emma Kerins, de la chambre de commerce du Dublin. Or, elles emploient 90 % de la main-d’oeuvre.

 » Avec le Brexit, il n’y aura aucun gagnant, tranche Edgar Morgenroth. La seule question est de savoir combien chacun va perdre.  » Malgré ce constat, l’économiste redoute moins les conséquences économiques du retrait britannique de l’UE que les risques politiques qu’il entraîne :  » Les mauvaises passes économiques, on s’en remet. Ici, tout le monde est inquiet que s’enraie la mécanique de la paix, encore inachevée.  » Et toujours fragile.

Par Catherine Gouëset.

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