© HATIM KAGHAT

« Pour rappeler que les musulmans sont des citoyens comme les autres, pas besoin de les comparer aux juifs »

Myriam Leroy
Myriam Leroy Journaliste, chroniqueuse, écrivain

L’historien Ivan Jablonka a enlevé le dernier prix Médicis au nez et à la barbe d’auteurs de fictions classiques, avec une enquête sur le meurtre d’une jeune fille par un marginal, au confluent de toutes les sciences sociales. Laëtitia ou la fin des hommes dessine en creux la société qui a rendu possible un tel fait divers.

Votre livre s’intitule Laëtitia ou la fin des hommes. En le lisant, on se dit pourtant que l’homme est plus que jamais au sommet de la chaîne alimentaire et que s’il y a une espèce en voie d’extinction, c’est bien celle des femmes.

J’ai voulu m’interroger sur ce qu’était la masculinité. Doit-elle rimer avec agressivité et violence ? Etre un homme signifie- t-il être un mâle dominant, mépriser les femmes et les homosexuels, cultiver le pouvoir, l’argent, et aimer les voitures qui vont vite ? Poser la question est déjà une manière d’y répondre, de penser la masculinité et de la transmettre. Parce que, dans l’éducation, les stéréotypes et les processus de conditionnement se transmettent très vite, parfois même sans qu’on s’en aperçoive.  » La fin des hommes  » engage donc une réflexion sur le déclin des valeurs patriarcales – car je les crois en déclin.

Pour les réacs à succès actuellement, le féminisme n’est pas un sujet, sauf quand il s’agit de l’instrumentaliser à des fins racistes…

Le patriarcat et la misogynie prétendent à un monopole d’expression sur les femmes et, en particulier, sur leur corps. Accuser une minorité de  » mal  » se comporter avec  » nos  » femmes, c’est aussi une tentative d’avoir une parole autorisée sur le féminin en tant qu’homme.

Que peut-on dire de l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche, qui a été plébiscité par 42 % de femmes ?

Si tant de femmes ont voté pour lui, c’est que, pour elles, le plus important était de manifester leur attachement à une société patriarcale où les femmes occupent une certaine place. Une place assignée, certes, mais une place, dans la sphère domestique ou dans celle du soin aux enfants et aux personnes âgées. Certaines femmes, en méconnaissant leurs propres intérêts et leurs propres droits, se reconnaissent dans ce discours-là.

L’ère Trump est aussi celle des alternative facts, l’avènement de la  » postvérité « . En tant qu’historien qui tentez d’approcher quelque chose de l’ordre de la vérité – pour autant qu’elle existe -, quel est votre regard là-dessus ?

Je pense que le vrai existe et qu’on peut le saisir avec des mots, à travers une enquête. Si l’on n’est pas d’accord avec cette conception-là, on condamne toutes les sciences. La science a vocation à dire du vrai. Cela ne veut pas dire qu’on décrète la vérité comme des chamans ou des prophètes : cela veut dire qu’avec une enquête et des preuves, on essaie de dire des choses vraies sur le monde. Je crois que les historiens y réussissent, et c’est en tout cas ce que j’ai essayé de faire, dans mon livre, sur la vie et la mort de Laëtitia. Les fake news ou le régime de  » postvérité  » sont en fait des armes de guerre dirigées contre les sciences sociales et les sciences tout court, en tant que celles-ci constituent une parole libre dans une société démocratique. La fabrication des fake news, l’idée qu’il y a des complots partout ou que les services secrets nous manipulent, tout cela fait partie d’un discours qui se développe en haine de la démocratie et de cette parole de vérité qu’incarnent collectivement les chercheurs, mais aussi les magistrats et les journalistes.

La science a vocation à dire du vrai. Cela ne veut pas dire qu’on décrète la vérité »

Le discours en vogue est un discours anti-élites culturelles et intellectuelles, mais pas anti-élites économiques. On confisque la parole aux premières parce qu’elles ne seraient pas légitimes pour s’exprimer au nom du peuple.

Il est inacceptable de refuser la légitimité de parole à un groupe social ou à un individu, inacceptable qu’un homme politique décrète le vrai, mais empêche des groupes entiers de participer à la construction du vrai. Les hommes politiques qui attaquent les journalistes et les chercheurs ne supportent pas les contre-pouvoirs qu’ils incarnent. Ils voudraient pouvoir exprimer leurs contre-vérités tranquillement, sans parole contradictoire. Mais, dans une démocratie comme dans les sciences sociales, le débat critique est nécessaire.

Comment expliquer que les gens se sentent représentés par des multimilliardaires ?

Trump propose une conception particulière du masculin, et ce n’est pas un hasard s’il succède au premier président noir des Etats-Unis, qui incarne une tout autre forme de masculinité. Outre le fait qu’il est noir et qu’il a voyagé bien au-delà des Etats-Unis, Obama est aussi un intellectuel qui écrit ses livres tout seul, et un brillant juriste. Leurs conceptions de la masculinité s’opposent. Mais il y a aussi, au-delà, l’inquiétude du peuple américain à l’égard de la mondialisation. Il y a des millions d’ouvriers blancs chrétiens entre 20 et 50 ans qui s’inquiètent pour leur avenir, leur famille et leur pays. Et c’est naturel. Ils peuvent se sentir représentés par cet homme-là, par le fait que Trump, en tant que milliardaire, leur apparaît comme un self-made-man, quelqu’un qui représente une forme de réussite professionnelle. Et puis, c’est un président qui ne  » mâche pas ses mots « . Il est facile d’expliquer les problèmes d’une société ou d’un pays en recourant à l’anti-intellectualisme, avec l’idée que les choses sont tellement compliquées qu’il vaut mieux les régler avec deux ou trois slogans simples. Trump répétait sans cesse que le monde était a mess. Et, en effet, si le monde est déjà un  » foutoir « , pourquoi ne pas faire n’importe quoi, jusqu’à bouleverser l’ordre international ? Cela montre bien comment fonctionne le populisme, qui est une démagogie, une pathologie de la démocratie : le peuple est un, il est incarné par un seul leader, pas par les autres acteurs démocratiques, et le peuple a des ennemis qu’il faut détruire. C’est le discours classique qui consiste à désigner des boucs émissaires.

Pour Ivan Jablonka,
Pour Ivan Jablonka,  » ce n’est pas un hasard si Trump succède au premier président noir des Etats-Unis, qui incarne une tout autre forme de masculinité « .© Rob Carr/reuters

On entend parfois dire que la rhétorique islamophobe a remplacé la rhétorique antisémite. Est-il juste de dire que les musulmans sont les nouveaux juifs ?

Non, je ne le pense pas. D’abord parce qu’en Europe, les juifs sont persécutés depuis au moins deux millénaires (on pourrait remonter à l’époque romaine et à Nabuchodonosor, dans un autre contexte géopolitique). Ils ont subi des attaques liées au christianisme, puis au totalitarisme, qui se sont soldées par des discriminations, des meurtres, des pogromes et, bien entendu, par un génocide au coeur de l’Europe. Aucune de ces violences de masse ne menace aujourd’hui les musulmans en Europe. Ce sont au contraire les juifs qui sont la cible des terroristes islamistes, à Bruxelles comme à Paris. Cela dit, il est évident que le discours anti-islam existe et qu’il faut le combattre. L’islamophobie devrait déplaire à n’importe quel démocrate. Il y a des millions de musulmans qui vivent paisiblement en Europe. L’Europe de l’Ouest est devenue en partie musulmane, comme elle est chrétienne, juive, bouddhiste ou athée, et je crois qu’il faut s’en réjouir dans le cadre d’une société ouverte. Pour rappeler que les musulmans sont des citoyens comme les autres, point n’est besoin de les comparer aux juifs.

Le discours islamophobe n’est pas une parole d’Etat, tandis que le discours antisémite l’était.

Dans les années 1930, de nombreux Etats européens avaient un discours officiel antisémite. Je ne vois pas d’équivalent aujourd’hui à l’encontre des musulmans, même s’il y a des responsables politiques qui expriment individuellement un discours de haine.

Que pensez-vous que les livres d’histoire enseigneront sur l’époque que nous vivons actuellement, à moyen terme ?

Les sociétés européennes et nord-américaines sont devenues des sociétés ouvertes du point de vue de la diversité d’origines, de religions, de cultures, de sexualités. Cela s’est accéléré dans les dernières décennies. Il y a eu une rupture quasiment anthropologique, due au fait qu’on est entré dans une société de l’information et de l’informatique, une société numérique. Les écrans, au sens large, apportent des bouleversements culturels, sociaux et politiques. Google a été créé en 1998, et il s’agit véritablement pour moi de l’ouverture du xxie siècle, beaucoup plus que le 11 septembre 2001. Là, il y a eu une rupture qui fait que, pour nos enfants, le téléphone portable est non seulement indispensable, mais qu’il est aussi une extension de leur propre corps, alors que c’est un objet qui n’existait pas quand j’avais leur âge. Enfin, pour répondre de manière plus précise, les années 2015-2017 sont celles de la victoire du populisme. On l’a vu avec la politique de Poutine, le Brexit, l’élection de Trump. Et il est sûr que Marine Le Pen incarne des valeurs dans lesquelles se reconnaissent des millions de Français. Je ne sais pas ce que notre continent va devenir, mais je pense que, dans les années 2015-2025, des choses joueront le destin du siècle.

Laëtitia ou la fin des hommes, par Ivan Jablonka, Seuil, 2016, 400 p.

Bio Express

1973 : Naissance le 23 octobre à Paris.

1994 : Ecole normale supérieure.

2004 : Thèse de doctorat sur les enfants abandonnés.

2012 : Publication deHistoire des grands-parents que je n’ai pas eus(Seuil).

2016 : Lauréat du prixLe Monde et du prix Médicis pourLaëtitia ou la fin des hommes(Seuil).

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