Thomas Bolmain, docteur en philosophie de l'ULiège, auteur à la revue Dérivations. © DR

Pour ce docteur en philosophie, « le revenu de base affaiblira les combats collectifs »

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Pour Thomas Bolmain, docteur en philosophie de l’ULiège, le débat doit tourner autour des questions du travail et du rapport de force avec le capital. Il appelle à la vigilance.

Près de deux tiers des Belges se disent en faveur du revenu de base. Qu’en pensez-vous ?

En tant que philosophe, je n’ai pas de conseil à donner. Je veux poser des questions : sur la place, la fonction, l’essence du travail dans la société du capitalisme tardif. Car le travail est la source de l’idée de revenu de base. Cette idée émerge dans un contexte de  » tout à l’économie  » où les intérêts du capital sont davantage reconnus que ceux du travail, où les intérêts privés priment sur les intérêts collectifs et politiques. Il ne faut pas être naïf : le revenu de base va consolider ces tendances.

L’allocation universelle n’est-elle pas une solution à l’essoufflement de plus en plus préoccupant du système keynésien qui ne donne plus de travail à tous ?

Nous vivons une crise très importante du travail, c’est vrai. Quand on en arrive là, il faut s’interroger sur ce qu’est le travail et ce qu’il est devenu. D’un point de vue anthropologique, de tous temps, il est dans la nature de l’homme de travailler pour transformer son environnement et en faire un produit social qui lui conférera une reconnaissance des autres. D’un point de vue historique, le travail salarié tel que nous le connaissons est une réalité récente d’à peine deux ou trois siècles, ayant évolué jusqu’au keynésianisme. Ce fut une sorte de point culminant qui s’est effondré à partir des années 1970. La question du revenu de base apparaît dans ce contexte de crise où le rapport relativement équilibré entre capital et travail, qu’avait permis le système keynésien, s’est renversé et où le travail dans sa forme classique est en train de disparaître.

Le salariat classique a permis de mener le combat du travail contre le capital, via les syndicats.

C’est la fin du travail, comme le prédisait Jeremy Rifkin dans un livre célèbre de la fin des années 1990 (1) ?

Non, je ne crois pas. Nous assistons plutôt à une mutation du travail et de l’exploitation des humains par le travail. On parle de moins en moins de  » carrière « , avec un  » contrat  » et des  » avantages sociaux « . On voit de plus en plus apparaître des  » autoentrepreneurs  » journaliers qui ramassent les trottinettes électriques la nuit ou livrent des pizzas pour Uber. Le travail est de plus en plus disséminé, volatil, indistinct même. On travaille sans le savoir, quand on crée et accumule de la valeur ajoutée en indiquant ses goûts sur Internet et que ces informations sont collectées puis revendues par des géants du Web. Le système capitaliste ne change pas, mais il s’émancipe du travail classique. Et l’allocation universelle va permettre d’entériner voire d’accélérer cette dissémination et cette intériorisation grandissante du travail.

De quelle manière ?

En disposant d’un revenu inconditionnel et individuel, les gens risquent de moins se soucier de se faire respecter en tant que travailleur sur leur lieu de travail ou de se solidariser avec d’autres travailleurs pour défendre leurs droits. Le compromis keynésien, c’était aussi des lieux de production importants où les gens travaillaient ensemble. Cela créait des réseaux de solidarité. Avec le revenu de base, il n’y aura plus de combats collectifs. Depuis des décennies, on observe une individualisation du rapport au travail. Le télétravail en est une manifestation, parmi d’autres. Cette tendance est-elle un hasard, après l’apogée des idées de Keynes ? Le revenu de base va peut-être nourrir des débats sur le pouvoir d’achat, mais pas des envies de politisation très grandes. Le désintérêt pour la sphère publique et politique risque de se renforcer.

Que prônez-vous, alors ?

Encore une fois, je n’ai pas de conseils à donner. Mon souci est qu’on soit éveillé et conscient de ce qui arrive, qu’on se souvienne que le salariat classique – il en reste tout de même, dans nos sociétés occidentales – a permis de mener le combat du travail contre le capital, via les syndicats, et que c’est ce rapport de force-là qui a abouti à ce qu’on ait une sécurité sociale, des pensions… Il faut être conscient que le néotravail qu’on nous vend aujourd’hui n’est jamais qu’une variation de plus de l’exploitation du travail par le capital et que le travail collectif nourrissait un certain goût pour la contestation qui se perd aujourd’hui. Il faut aussi être conscient que l’humain sans travail n’est pas grand-chose car le travail est un vecteur de reconnaissance dont il a besoin. Toutes ces questions me paraissent primordiales lorsqu’on aborde le débat sur l’allocation universelle.

(1) La fin du travail, par Jeremy Rifkin, La Découverte, 2006 pour cette édition en français, 532 p.

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