© Serge Baeken

Orban, Francken et Salvini: comment les politiciens exploitent le christianisme

Pourquoi le christianisme est-il si populaire dans le discours (radical) de droite ? Et pourquoi est-ce si offensant pour les chrétiens ?

Le 2 juin, Theo Francken a tweeté une photo de la procession de Notre-Dame à Lubbeek, dont il est le bourgmestre. La photo montre un curé de dos. Francken écrit :  » Le bourgmestre défile derrière le curé de la paroisse. Vieille tradition. » En Italie, Matteo Salvini, chef de la Lega, secoue lui un chapelet lors ses réunions de campagne. Thierry Baudet, du Nederlandse Forum voor Democratie, a lui la certitude que  » Dieu est à droite « . Viktor Orban lui-même qualifie depuis peu la Hongrie de « démocratie chrétienne » plutôt que d' »antilibérale ».

Dernièrement, on retrouve pléthore d’hommes politiques nationalistes et/ou radicaux de droite qui soliloquent sur la tradition chrétienne, du christianisme culturel ou encore le « socle judéo-chrétien de la civilisation européenne ». Sont-ils des chrétiens sincères qui basent leur politique sur une croyance de longue date ? Où utilisent-ils des symboles et des traditions pour construire un discours identitaire qui, certainement lorsqu’il s’agit d’extrême droite, est en contradiction avec le message de l’Evangile ? Knack a demandé à dix penseurs chrétiens, un journaliste et un homme politique ce qu’ils en pensaient.

Deux faces d’une même médaille

Tous s’accordent à dire que le christianisme continue d’être utilisé, même en 2019, à des fins politiques. « Et, oui, c’est normal », dit le professeur émérite de philosophie Herman De Dijn (KU Leuven). La politique a toujours été liée à la religion – et dans notre culture, c’est avant tout le christianisme – parce que la religion fait indéniablement partie de la société sur laquelle les politiciens débattent. Et la politique, toujours, instrumentalise. Le théologien Didier Pollefeyt (KU Leuven) ne voit, lui non plus, pas de rupture avec le passé. L’histoire du christianisme regorge en effet d’instrumentalisation politique. Le christianisme a ainsi servi à légitimer l’apartheid, rendre tabou le sujet de l’homosexualité ou encore justifier l’esclavage.

Selon Pollefeyt, il serait préférable de reformuler la question. Plutôt que de se demander si le christianisme est galvaudé par l’extrême droite, nous devrions oser nous demander pourquoi nos traditions catholiques sont si populaires auprès de la droite et surtout de l’extrême droite ?

L’explication est peut-être à chercher dans le fait qu’une religion peut avoir deux faces. « D’une part, c’est un moyen de confirmer son identité ; un système qui offre la continuité, la sécurité et une caution morale. Et, d’autre part, elle peut avoir une fonction disruptive: elle refuse de brosser dans le sens du poil et remet en question notre façon de faire les choses. Le Pape François s’inscrit plutôt dans cette ligne. Il y a trois ans, lors de la célébration du Jeudi Saint, il a lavé les pieds de douze réfugiés, dont trois musulmans. Pour pouvoir le faire, il ira jusqu’à modifier le droit ecclésiastique. Il n’est pas surprenant que l’extrême droite ait été horrifiée par ce symbole », dit Pollefeyt. Les oppositions politiques de gauche et de droite peuvent facilement être transposées sur cette contradiction théologique. La première face serait plutôt celui de la droite et des partis conservateurs, la seconde serait celle de la gauche et des partis progressistes.

La malédiction du concile Vatican II

La situation actuelle a en réalité tout d’un paradoxe. Le christianisme tout comme la démocratie chrétienne sont en déclin en Europe, pourtant les partis radicaux de droite et/ou populistes engrangent des votes lorsqu’ils s’appuient sur mêmes symboles chrétiens. Le politologue Anton Jäger, qui s’est penché sur ce thème dans le cadre de son doctorat sur le populisme américain à l’université de Cambridge, a une explication sociétale: la cause serait le déclin de la religion organisée et de la politique partisane. La politique actuelle est devenue ce que le politologue irlandais Peter Mair appelle « ruling the void », soit on gouverne sur le vide laissé par l’effondrement du centre politique. La journaliste néerlandaise Yvonne Zonderop, qui a écrit un ouvrage sur le surprenant retour de la religion, est d’accord avec ce constat. « Les populistes étaient juste au taquet ». « Il est étrange de ne plus avoir la foi après que celle-ci ait imprégné notre culture durant plus de 1500 ans. Les populistes ne font donc que mettre le doigt sur un besoin qui existe. Et puisque comme personne d’autre ne revendique l’héritage chrétien, ils ont un boulevard devant eux. »

Par ailleurs, beaucoup d’organisations sacerdotales – établissements d’enseignement, radiodiffuseurs, foyers populaires – ont perdu de vue leur mission chrétienne. Tout comme la social-démocratie ou les organisations ecclésiastiques. La plupart ne diffusent tout simplement plus les valeurs auxquelles elles sont censées croire. « Le vrai coup de grâce porté à l’Église a été les scandales », poursuit Zonderop. « Depuis le Concile Vatican II, l’accent avait été mis sur l’orthodoxie, les règles. Dans ce contexte, le scandale des abus d’enfants a été dévastateur pour la crédibilité de l’Église. Comment cardinaux et évêques pouvaient dès lors encore marteler toutes les règles sur le sexe ? »

« L’accent mis sur l’orthodoxie s’est aussi révélé être un obstacle à la spiritualité », dit le prêtre Maréchal. « Être chrétien, ce n’est pas seulement suivre les lois et les règles. Quiconque se limite à cela, crée un christianisme mort. Vous devez vous surveiller constamment, vous et ce que vous faites. « 

Le cardinal et archevêque Jozef De Kesel n’a lui aussi pas peur d’admettre que la spiritualité a été trop souvent ignorée bien qu’il souligne la tendance sociale et politique à priver le christianisme de sa pertinence. « Quiconque réduit la foi à un fait historico-culturel, un christianisme culturel, la déshonore. En tant que responsable de l’Église catholique en Belgique et croyant, je ne peux pas me réconcilier avec l’idée d’une société ou d’un gouvernement qui n’honore le christianisme que pour sa signification historico-culturelle sans lui concéder aucune autre pertinence. »

Orban, Francken et Salvini: comment les politiciens exploitent le christianisme
© Belga

« En sécularisant le christianisme dans un discours de valeurs, les gens en ont fait une coquille vide « , dit encore Pollefeyt. Emmanuel Van Lierde, rédacteur en chef de la revue d’opinion chrétienne Tertio, l’explique ainsi : « Le christianisme est avant tout spiritualité, relation avec Dieu et rencontre avec Jésus. Des valeurs telles que la charité, l’hospitalité et la dignité humaine en découlent. Pas l’inverse. »

Le philosophe Guido Vanheeswijck, de l’Université d’Anvers et auteur de Unbelievable Believers – Why we remain religious n’a lui pas nécessairement une attitude négative envers le christianisme culturel. « Chaque Européen de l’Ouest, croyant ou non, est un chrétien culturel parce qu’ici le christianisme était crucial dans la formation de notre culture. Par contre le lit dans lequel tout cela a été créé est en train de s’assécher. Les traditions s’évaporent et avec elles leur signification. » Vanheeswijck note ainsi que, de nos jours, ce n’est pas seulement le christianisme qui est dépouillé et instrumentalisé. Regardez le livre de Bart De Wever (N-VA), Over Identiteit. Il y écrit qu’il est en faveur du mariage, simplement parce que c’est une tradition. Or « la tradition pour la tradition » est un concept à l’opposé de l’esprit des lumières puisque tue tout examen critique.

Croisés

Guido Vanheeswijck nous amène à la question de savoir si l’usage (radical) de la droite de la rhétorique chrétienne est abusif ou non. Salvini, Francken et Orban ne sont-ils pas simplement des politiciens qui font de la politique ayant une inspiration chrétienne – comme le font les démocrates-chrétiens ? Le journaliste italien David Caretta, correspondant à Bruxelles de la radio de gauche Radio Radicale et du journal libéral Il Foglio, sourit à cette suggestion. Quiconque connaît le chemin de vie de Salvini – des enfants avec des femmes différentes, des ruptures partagées sur les médias sociaux – sait qu’il ne visite que peu les églises. « Lorsqu’il agite son chapelet, affiche avec ostentation une croix autour du cou ou prend des selfies lors des processions, c’est clairement un jeu électoral. »

La tournée des plages de Matteo Salvini s'est achevée le 11 août en Sicile.
La tournée des plages de Matteo Salvini s’est achevée le 11 août en Sicile.© a. parrinello/reuters

Selon Caretta, Salvini fait dans le domaine religieux ce que lui et ses semblables font aussi dans le domaine politique: ils attaquent l’establishment pour rassembler autour d’eux tous ceux qui se sentent marginalisés.

Pour Jäger, Salvini endosse explicitement une image de croisé : il est celui qui veut garder l’islam hors d’Europe. Le parti allemand Alternative für Deutschland fait de même. Beaucoup de membres de l’AfD pensent que l’Église a trahi le christianisme en se ralliant derrière le  » wir schaffen das » d’Angela Merkel. On pourrait presque dire qu’un nouveau pilier culturel chrétien, en tant que soutien d’un projet politique, est en train de se mettre en place.

« Cette rhétorique de combat chrétienne n’est pas du tout nouvelle », selon Jäger. « Mais on n’a plus rien vu de tel depuis la guerre froide, quand protestants et catholiques ont fraternisé contre le communisme impie. Sauf que maintenant que l’ennemi communiste est parti, la droite radicale, mais aussi un parti comme la N-VA, utilise l’Islam comme épouvantail pour réinsuffler un certain esprit combatif dans le catholicisme.

Le rédacteur en chef de Tertio, Emmanuel Van Lierde, note, lui, qu’on avait déjà vu resurgir la rhétorique de croisade après les attentats du 11 septembre 2001. George W. Bush n’a-t-il pas littéralement évoqué « une croisade contre l’Axe du Mal » ? On entend cependant que rarement un tel discours chez nous.

Comment ça judéo-chrétien ?

Un terme qui ne passe pas inaperçu est celui de  » tradition judéo-chrétienne « . « On peut presque supposer que celui qui l’utilise a un agenda politique », dit Zonderop. Dans son livre, elle en esquisse l’histoire. Dans les années 1930, le président américain Franklin Roosevelt s’en sert pour convaincre les Américains de lutter contre les nazis. À partir de la guerre froide, l’expression passe d’un terme qui rallie à un terme qui divise. D’abord contre les communistes, et depuis le 11 septembre contre l’islam. Un exemple révélateur est le leader du PVV, Geert Wilders. Selon, Zonderop, « quand on lui a demandé au parlement néerlandais ce que « judéo-chrétien » signifiait pour lui, il a répondu : « Le peuple d’abord ». »

Une chose qui ne fait pas rire le cardinal De Kesel et le pasteur Maréchal. « Cette affirmation est en contradiction flagrante avec l’Evangile », dit le prêtre Maréchal. « Les malades, les pauvres, les étrangers : pour Jésus, ils passent en premier. C’était même dans l’Ancien Testament. Vous ne pouvez pas transformer le christianisme en quelque chose qui se ferme à ceux qui sont différents. Si dans l’église il y a une chose à prendre au pied de la lettre, c’est le Bon Samaritain. C’est clair comme de l’eau de roche : il faut aider les plus faibles. Point. »

Le chroniqueur de Tertio Mark Van de Voorde, conseiller du CD&V depuis de nombreuses années, va plus loin et considère le Bon Samaritain comme un message politique explicite. Il récupère l’homme que l’on a blessé et volé. Il s’occupe de lui, l’amène dans une auberge et paie son séjour. Je considère la solidarité comme un principe et un projet politique concret, je pense en particulier à la sécurité sociale : nous payons tous un peu pour le bien commun. Mettez donc ça sous le nez de Salvini et Baudet. Ils n’aimeront pas. »

Selon Tobias Cremer, politicien de Cambridge, il y a aussi beaucoup à dire pour une Église plus affirmée dans la lutte contre l’extrême droite. Il est doctorant sur les relations entre la religion et la montée des partis populistes. Dans ses parutions, il décrit des tendances qui indiquent que l’Église peut à nouveau assumer un rôle de premier plan dans la politique occidentale. Par exemple, diverses études montrent que les chrétiens d’Europe occidentale sont davantage « immunisés » contre le vote populiste de droite radicale que les électeurs non croyants. Par exemple, 98 % des partisans du Parti populaire danois vont rarement, voire jamais, à l’église. En France, où le Front national commémore Jeanne d’Arc depuis des années, et dans l’Italie ecclésiastique de Matteo Salvini, la fréquentation des églises est même l’un des meilleurs indicateurs pour prédire si quelqu’un ne votera pas pour des partis populistes de droite.

« L’Église pourrait bientôt se retrouver face à un choix stratégique : surfer sur la vague populiste dans l’espoir de garder les chrétiens culturels et séculiers à bord, ou réaffirmer son autorité morale en attaquant ouvertement les contradictions d’un discours populiste de droite rempli de symboles chrétiens, mais tout sauf chrétien. » Mark Van de Voorde souligne lui aussi cette étrange contradiction. D’une part, les identitaires abusent du christianisme pour renforcer l’image qu’il existe un ennemi. Ils répondent en cela à la crise d’identité de l’Europe occidentale. Nous avons, en masse, rejeté notre identité chrétienne et maintenant nous nous laissons berner par la droite radicale pour croire que ce sont les musulmans qui nous l’ont enlevée.

D’un autre côté, ces même identitaires sont en colère contre le christianisme. Et rien de plus logique là-dedans puisque le christianisme est le plus grand ennemi du nationalisme extrême et de la xénophobie. « Catholique » signifie en effet « inclure le monde entier ».

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