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« Nous ne saurons jamais ce qui se passe dans la tête d’un terroriste »

Le Vif

Comment est-il possible d’arriver à un tel degré de cruauté et d’horreur ? Que se passe-t-il dans la tête de ceux qui échafaudent des plans toujours plus macabres ? Tentative de réponse avec un spécialiste des idées radicales.

Johan Braeckman, professeur de philosophie à l’université de Gand, se consacre à la recherche sur les idées radicales et l’irrationalité. À partir de là, il s’est intéressé à ceux qui commettent des actes extrêmes et leurs motivations, même s’il se heurte évidemment à ce niveau à certaines limites. « Nous ne saurons jamais ce qui se passe dans la tête d’un terroriste au cours de ses dernières secondes – ou en tout cas, nous n’avons plus la possibilité de le lui demander. Ce que nous savons, par contre, c’est qu’il existe probablement un point de non-retour : dès lors que celui-ci est atteint, l’individu se retrouve dans une sorte de tunnel cognitif où la violence aveugle apparaît comme la seule issue. » L’expert compare ce comportement à celui des kamikazes japonais de la Seconde Guerre mondiale, qui laissaient volontairement leur avion s’écraser sur les navires américains. « Il était exceptionnel qu’ils changent d’avis en dernière minute : eux aussi se trouvaient dans ce tunnel. Leurs lettres d’adieu dévoilent pourtant souvent une franche réticence voire une véritable terreur face à cette mission-suicide. » Comment expliquer, dès lors, qu’ils aient été si nombreux à aller jusqu’au bout ? « Ils étaient animés d’un idéal supérieur, mais aussi poussés par les promesses faites à leur hiérarchie ou à leur famille. Reculer, c’était faire honte aux autres. Jouer ainsi sur les sentiments d’honneur et d’humiliation semble souvent très efficace… sans compter, évidemment, qu’ils auraient probablement été exécutés s’ils n’avaient pas accompli leur mission. Quand on a tant à perdre, on finit par ne plus voir d’autre issue. »

La pression des autres

Le processus de radicalisation suit souvent le même schéma. « La personne est d’abord ‘contaminée’ par une idéologie extrême et accueillie dans un groupement radical où elle rencontre ses nouveaux ‘frères et soeurs’. Souvent, elle subit l’influence d’un leader charismatique, qui lui demande de prouver qu’elle mérite sa place dans le groupe par exemple en changeant d’aspect physique, en rompant avec sa famille, ses amis, ses parents, en se coupant complètement du monde extérieur, etc. Lorsque l’individu apporte ainsi à sa vie et à sa personnalité de petits puis progressivement de grands changements qui demandent un certain courage, on parle dans la littérature scientifique de ‘signaux difficiles à simuler’ (‘hard to fake signals’). À mesure qu’il investit davantage dans cette nouvelle identité, sa vraie personnalité s’estompe et il devient de plus en plus difficile pour lui de faire marche arrière. »

C’est ce que l’on retrouve chez certains djihadistes ; Johan Braeckman voit des parallèles évidents entre la radicalisation religieuse et le fait de s’empêtrer dans les filets d’une secte. « Là aussi, on retrouve généralement un guide charismatique, une coupure avec la vie antérieure, une assimilation de plus en plus sélective de l’information et une immense pression collective. »

En quête de sens

Pourquoi certains se perdent-ils et d’autres pas ? Et pourquoi ce phénomène touche-t-il si souvent des jeunes ? « C’est vraiment un cliché, mais la vulnérabilité aux idées extrêmes est étroitement liée au développement identitaire. Les personnes qui se cherchent, qui ont perdu leurs idéaux antérieurs ou qui sont frustrées de ne pas pouvoir réaliser leur vision d’une manière acceptable sont particulièrement à risque… et cette ‘quête de sens’ existe justement chez nombre de jeunes. Ajoutez à cela le sentiment (justifié ou non) d’être isolé, défavorisé, et vous avez un terreau propice à la radicalisation, explique le spécialiste. Les personnes un peu paumées, quelle qu’en soit la raison, cherchent généralement à trouver de nouveaux repères et à retisser des liens. Les groupes radicaux utilisent cette vision du monde simpliste (‘nous contre les autres’) et le sentiment d’appartenance qui y règne, et répondent à ces deux besoins. »

Bien sûr, il existe encore une foule d’autres déclencheurs potentiels, individuels. Le fait de venir d’une famille brisée ou d’être régulièrement confronté au racisme, par exemple, est également favorable au développement d’idées radicales, tout comme la présence d’une vulnérabilité psychologique préexistante.

Reste que, d’après Johan Braeckman, la religion aussi a un rôle à jouer.  » C’est toujours très délicat à affirmer ouvertement, mais prétendre que ce facteur n’a rien à voir avec le problème est tout aussi absurde que de l’accuser de tous les maux, souligne le philosophe. La religion ne nous encourage pas à développer une réflexion critique, en particulier dans son approche littérale, non symbolique, qui nous enseigne dès l’enfance à prendre pour argent comptant des récits hautement improbables. Cela revient évidemment à ouvrir la porte à toutes sortes d’idées irrationnelles. Dans le christianisme, le ‘heureux ceux qui croient sans avoir vu’ que Jésus assène à Thomas l’incrédule est vraiment une occasion ratée. La réflexion critique devrait être une attitude de base, et elle protège bien plus efficacement du radicalisme qu’une foi aveugle. »

Psychologie sociale

Comment remettre sur la voie du bon sens les personnes profondément engagées dans ce processus ? « Sur ce plan, il y a une bonne et une mauvaise nouvelle, résume Johan Braeckman. La mauvaise, c’est que les arguments rationnels ne servent généralement pas à grand-chose : il ne suffit malheureusement pas de dénoncer l’absurdité d’une idée pour induire une prise de conscience. D’après les chercheurs, l’intelligence ou les diplômes n’y changent en outre pas grand-chose. Même un individu sensé n’abandonnera pas une position radicale sous l’influence d’arguments solides : il trouvera simplement un moyen de la rationaliser de façon plus sophistiquée. »

La bonne nouvelle vient du domaine de la psychologie sociale. « La radicalisation est en première instance un processus psychologique (collectif) complexe – un phénomène que la psychologie sociale comprend relativement bien et auquel elle est aussi en mesure d’apporter des réponses pertinentes. Il semble par exemple que ce qui compte, ce n’est souvent pas tant l’argument même que la personne qui le formule. Plutôt que de combattre le discours d’un leader charismatique, essayez de confronter les jeunes à son comportement. Applique-t-il lui-même la philosophie qu’il prêche ? Bien souvent, ce n’est pas le cas. Il est également important d’éloigner ces individus du groupe radical en entretenant le lien avec leurs parents et amis et en les exposant à une gamme d’idées plus étendue, que ce soit à la maison, à l’école ou dans le cadre d’un accompagnement professionnel. Confrontez-les aussi aux conséquences potentielles de leur radicalisme, par exemple par le biais de personnes qui ont perdu un enfant dans un attentat. N’oubliez pas que l’individu conserve toujours ses capacités psychologiques de base. À moins d’être un véritable psychopathe (et ceux-ci ne représentent qu’une petite minorité), il restera toujours sensible aux souffrances d’autrui et à son devoir de loyauté vis-à-vis de son d’origine. »

Thomas Detombe

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