Zine el-Abidine Ben Ali © Belga

Neuf ans après la chute de Ben Ali, la jeune démocratie tunisienne à la croisée des chemins

Le Vif

Alors que les Tunisiens s’apprêtent à célébrer en ce 14 janvier, la chute de Ben Ali, le pays fait face à une grave crise politique.

En effet, le 10 janvier, plus de trois mois après les élections législatives, le Parlement a refusé d’accorder sa confiance à Habib Jemli, chargé par le parti islamiste Ennahda de former un gouvernement. L’essayiste franco-tunisien Hatem NAFTI, auteur de « De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ? » (Riveneuve 2019), revient sur les principaux défis que devra affronter le seul pays arabe à avoir partiellement réussi son printemps arabe.

Des élections générales aux messages contradictoires

Le 13 octobre 2019, l’austère enseignant de droit constitutionnel Kaïs Saïed est élu au second tour de l’élection présidentielle avec plus de 72% des suffrages exprimés lors d’un scrutin marqué par une hausse significative de la participation. Les positions particulièrement conservatrices du candidat ne l’ont pas empêché d’engranger des soutiens de tout le spectre politique. Malgré une absence de campagne, une absence de parti politique et une hostilité d’une partie de l’establishment, il a réussi à battre à plate couture l’homme d’affaire controversé Nabil Karoui, propriétaire de la chaîne Nessma et qui a passé une partie de la campagne électorale en prison. Libéré trois jours avant le second tour, Karoui demeure poursuivi dans une affaire de fraude fiscale. A l’annonce du résultat, des scènes de liesse ont été observées aux quatre coins du pays – Saïed est arrivé en tête dans toutes les circonscriptions électorales en Tunisie et à l’étranger. Pour manifester leur joie d’avoir écarté tous les candidats du « système » (le Chef du gouvernement sortant Youssef Chahed, le ministre de la Défense Abdelkrim Zbidi, le président par intérim du Parlement Abdelfattah Mourou ainsi que l’ancien président de la République Moncef Marzouki), des milliers de jeunes ont entrepris plusieurs actions civiques (nettoyage des rues, peinture de fresque murales…).

Mais dans un régime où l’essentiel du pouvoir exécutif émane du Parlement, ce sont les élections législatives qui dessinent les grandes orientations. Et il faut dire que le résultat du scrutin du 6 octobre n’a pas été des plus clairs. Si les candidats des principaux partis ont été balayés dès le premier tour de la présidentielle, le Palais du Bardo a plus ou moins recyclé une partie importante du personnel politique en place depuis la chute de Ben Ali. C’est donc un hémicycle plus émietté que jamais qui devra dégager une majorité. Arrivé en tête avec moins de 20% des voix et disposant de moins du quart des sièges de l’Assemblée, le parti islamiste Ennahda a chargé l’un de ses proches, Habib Jemli, de former un gouvernement. Ne pouvant compter que sur la fidélité de la coalition de la Dignité, un groupe d’indépendants qui se situent à leur droite et avec qui ils partagent un électorat islamo-conservateur, les nahdaouis ont essayé de réunir les 109 voix nécessaires pour obtenir les clés de la Kasbah[1]. N’hésitant pas à négocier avec le parti Kalb Tounès de Nabil Karoui (qu’ils ont pourtant ardemment combattu durant le cycle électoral), ils se sont finalement aliénés tous leurs potentiels partenaires. C’est ainsi que le 10 janvier 2020, seuls 72 députés ont apporté leur soutien à Jemli. Conformément à la Constitution de 2014, c’est au président de la République de choisir « la personne la plus à même de former un gouvernement ». Si, au bout de deux mois, aucune majorité ne se dégage, le Chef de l’Etat peut dissoudre l’Assemblée et convoquer des élections législatives anticipées.

Des institutions qui peinent à être mises en place

Si les Belges ont déjà connu des crises gouvernementales, le Royaume est doté d’institutions solides permettant un fonctionnement normal du pays. La Tunisie, quant à elle, peine à mettre en place le régime instauré par la Constitution de 2014. C’était la principale mission de la dernière législature (2014-2015), mais la politicaillerie et les jeux d’alliances ont fait échouer ce projet. Le pays n’a toujours pas de Cour constitutionnelle et seule une des cinq institutions constitutionnelles (commissions indépendantes de l’exécutif chargées des élections, de la régulation des médias, des droits de l’Homme, de la lutte contre la corruption et du développement durable) est opérationnelle. Les élections régionales sont reportées aux calendes grecques alors que les disparités territoriales ont été au coeur de la révolution et que la nouvelle Loi fondamentale a consacré le principe de décentralisation dans un pays de longue tradition jacobine. Et ce provisoire qui dure se fait dans un contexte régional explosif avec la guerre civile en Libye, la crise en Algérie et l’ingérence étrangère dans les affaires économiques et politiques du pays.

La tentation autoritaire

Avec une crise économique qui s’installe dans le temps, le chômage qui ne baisse pas et une inflation galopante, la nostalgie de l’ancien régime s’exprime de manière de plus en plus décomplexée. Elle est portée par Abir Moussi, députée et présidente du Parti destourien libre, qui s’inscrit dans les pas du RCD de Ben Ali. Si Moussi n’a obtenu que 4% à la présidentielle, son parti est arrivé troisième en nombre de voix aux législatives. Son discours, basé sur un rejet de tout le système politique qui a découlé de la révolution et farouchement opposé aux islamistes, trouve un écho auprès d’une partie des élites qui ne verraient pas d’un mauvais oeil un scénario à l’égyptienne. Elle pourrait être la principale bénéficiaire du pourrissement de la situation et refermer la parenthèse révolutionnaire. Lors des élections de 2019, les Tunisiens ont donné une chance à la poursuite du processus de transition démocratique, sans doute la dernière.

[1] Siège du gouvernement

Hatem Nafti est un essayiste, auteur de « De la révolution à la restauration, où va la Tunisie? » (Riveneuve 2019)

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