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Montée des populismes : « Si on ne protège pas le peuple, on disparaîtra »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Christophe Guilluy, le géographe qui a identifié la France périphérique des perdants de la mondialisation, est pessimiste sur l’avenir de nos démocraties. Si les élites ne font pas leur révolution culturelle, « tout est possible », y compris une victoire de Marine Le Pen à la présidentielle.

Christophe Guilluy avait jeté un pavé dans la mare de la pensée unique de la gauche et de la droite en publiant, en 2014, La France périphérique (Flammarion), le portrait de cet Hexagone des petites villes et des zones rurales où peinent à survivre les classes populaires laissées-pour-compte de la mondialisation. Son nouvel ouvrage Le crépuscule de la France d’en haut (1) met en évidence la responsabilité des élites politiques, intellectuelles, journalistiques dans l’abandon de ces populations qui se vengent aujourd’hui en cédant aux sirènes électorales populistes. Rencontre.

Que renferme la notion de France périphérique ?

J’ai étudié la recomposition sociale des territoires pour m’apercevoir que ceux qui faisaient hier le socle de la classe moyenne – ouvriers, employés, jeunes et retraités de ces catégories, petits paysans… – vivaient aujourd’hui très loin des grandes métropoles qui produisent l’essentiel des richesses et des emplois. La France périphérique se situe dans de petites et moyennes villes et dans des zones rurales. Vous avez là les perdants de la mondialisation. En revanche, les grandes métropoles concentrent sociologiquement et culturellement la majorité des cadres. Elles attirent les bénéficiaires de la mondialisation. Et elles ont vécu une recomposition démographique : l’immigration y a remplacé la classe moyenne. Cela explique la grande colère des peuples en Europe et aux Etats-Unis.

Vous pointez une forme d’hypocrisie des classes supérieures qui se disent favorables à la mixité sociale tout en s’arrangeant pour ne pas y être confrontées au quotidien ?

Montée des populismes :
© HANNAH ASSOULINE/REPORTERS

Je me moque un peu des catégories de la France d’en haut qui vantent les valeurs de la diversité, de l’ouverture… mais qui, dans les faits, pratiquent le grégarisme social. Elles évitent les quartiers d’immigrés et, pour leur progéniture, les collèges où sont scolarisés des enfants d’immigrés. Les milieux qui, en France, défendent le plus l’ouverture, à savoir les formations politiques de gauche, la presse, le monde de la culture… sont aussi ceux qui sont les plus homogènes socialement et ethniquement. Bref, le discours de la société ouverte n’est qu’un discours. En cela, la bourgeoisie d’aujourd’hui est beaucoup plus intelligente que celle d’hier parce qu’elle a compris que pour être tranquille, il fallait montrer un visage ouvert. Or, le thème même de la société ouverte est synonyme de promotion de la loi du marché. D’ailleurs, le grand patronat partage le même discours. Il se sert de cet éloge de la diversité pour brouiller la perception des classes sociales. Un constat qui vaut pour la France comme pour les Etats-Unis. C’est le mythe du nouvel entrepreneuriat véhiculé par la Silicon Valley :  » Nous sommes des patrons, oui. Mais nous sommes aussi des gens sympathiques, ouverts sur le monde, sur l’immigré, sur l’autre. Et nous ne sommes pas seulement là pour faire du fric.  » Or, c’est faux. Le modèle de la Silicon Valley adopte les mêmes mécanismes que la bourgeoisie d’hier : captation des richesses et du patrimoine, entre-soi très fort, réseautage…

Est-ce toujours délibéré et conscient ?

Non. Il est plus sympathique de s’afficher comme ouvert. Cela ne fait pas de vous un complotiste ou un pervers. L’intérêt sous-jacent est que vous brouillez les cartes et donnez l’impression de ne pas être bourgeois. C’est pourquoi le terme  » bobo  » énerve tant ce qu’il faut bien considérer comme une nouvelle bourgeoisie.

Dans ce cadre, lire également l’article « Après le Brexit et Trump, Marine Le Pen, puis le PTB ? »

L’élite réduit la France périphérique à des gens  » ringards  » et  » pétainistes « , dénoncez-vous. Le survote en faveur du Front national y est quand même une réalité ?

On fait porter beaucoup trop de choses sur le dos des classes populaires »

Gens d’en haut, gens d’en bas : sur la question du rapport à l’autre, nous sommes tous identiques et pratiquons tous une certaine ambivalence. On peut être raciste le matin et bienveillant l’après-midi. Le racisme ne s’exprime pas uniquement chez les électeurs du Front national. De surcroît, dans la France périphérique, il y a aussi, à côté du vote FN, le problème de l’abstention. Les classes populaires ont enclenché un fort processus de désaffiliation des partis traditionnels. C’est pourquoi je parle du  » crépuscule de la France d’en haut « . Elle n’est plus audible par les gens d’en bas. Et pour la première fois, les catégories supérieures ne sont plus considérées comme un modèle à suivre. Sauf révolution culturelle en haut, ces gens ne reviendront pas vers les formations traditionnelles. Le problème majeur réside dans le modèle économique qui crée beaucoup d’argent et de richesse mais n’intègre pas la majorité de la population.

La responsabilité de cette situation incombe-t-elle aux politiques, aux journalistes, aux intellectuels ?

L'émission C dans l'air sur France 5 : l'élite médiatique est surtout parisienne et de gauche.
L’émission C dans l’air sur France 5 : l’élite médiatique est surtout parisienne et de gauche.© SDP

Domine toujours au sein de l’élite cette idée que les catégories populaires sont composées de personnes qui ne pensent pas, qui sont mal éduquées, qui ne sont pas assez mobiles, qui n’arrivent pas à s’adapter… Or, dans toute l’Europe, elles ont joué le jeu. Elles n’étaient pas a priori contre la mondialisation. D’ailleurs, elles ont le plus souvent accepté, dans le secteur privé, une évolution de leurs conditions de travail, plus de temps partiel, plus de flexibilité… Sauf qu’au final, elles ont bien dû constater que leur niveau de vie a baissé, que les champs du possible se sont restreints… Il faut rappeler que le chômage en Europe, ce n’est pas celui des cadres. Celui-là navigue toujours aux alentours des 4 ou 5 %, quasi le plein emploi. Le chômage, c’est avant tout celui des ouvriers, des employés, des petits… Depuis trente ans, ceux-là subissent concrètement la précarisation. C’était vrai pour eux ; c’est vrai maintenant pour leurs enfants. En plus, on leur balance les mérites de la société multiculturelle qu’ils n’ont pas choisie et pour laquelle on n’a d’ailleurs aucun mode d’emploi. On fait porter beaucoup trop de choses sur leur dos. Ils se disent en définitive que le modèle économique qu’on leur a vendu ne leur a pas bénéficié. Ce diagnostic est purement rationnel. Or, les  » experts  » en tirent comme conclusion qu’ils sont  » ringards  » et  » racistes « . Cet antifascisme-là est une arme de classe. Discréditer les classes populaires permet de mettre un voile sur le problème fondamental : nous vivons une sortie de la classe moyenne de toutes ces catégories de la population qui y avaient auparavant leur place. C’est le ferment du vote populiste. Je ne prétends pas qu’il n’y a pas de racistes ou de sexistes au sein de l’électorat de Donald Trump. Mais il y en a autant à gauche qu’à droite.

La France, selon vous, est devenue  » une société américaine, inégalitaire et multiculturelle « . Est-ce le même phénomène à l’oeuvre aux Etats-Unis et en Angleterre ?

Le discours de la société ouverte n’est qu’un discours

Il existe bien sûr des spécificités nationales. Mais la dynamique a les mêmes ressorts, sociaux-économiques. On a longtemps cru que le rapport aux immigrés serait différent aux Etats-Unis parce que c’est un pays d’immigration. Eh bien, non. Le système économique mondialisé a créé un modèle sociétal qui est multiculturel. Dans cette logique, personne, quelle que soit son origine, n’a envie de devenir minoritaire. Donc, chaque communauté va tout faire pour rester à peu près majoritaire au moins dans un endroit, une commune, un quartier, un immeuble… Cela va influencer le choix de résidence, de l’établissement scolaire des enfants. Inévitablement, une certaine distance va s’installer par rapport à l’autre. Etant donné que le capital social et culturel est très important pour les catégories modestes de la population, les relations proches deviennent primordiales. Ce phénomène explique que le vote populiste prospère tant chez les  » gens d’en bas « . En France, on a cru que développer un modèle de société plus civilisationnel, jugé meilleur que l’anglo-saxon, préserverait de ce phénomène. Mais, en adhérant au même système économique, on a fini par suivre les mêmes logiques et subir les mêmes tensions et  » paranoïas  » identitaires.

Le salut passe-t-il par une réforme de la mondialisation ?

Si la classe politique, de gauche ou de droite, veut survivre au tsunami qui est en train d’emporter les démocraties, elle va devoir se tourner vers le peuple ; ce qui aurait dû être toujours le cas, car c’est le fondement de la démocratie. Je pousse la gauche à investir ces sujets-là. L’économiste Philippe Cohen a écrit dans les années 1990 un livre intitulé Protéger ou disparaître (Gallimard). On en est là : si on ne protège pas, on disparaîtra. C’est ce que demandent les gens : de la protection. Ce qui me frappe, c’est que les élus locaux, de gauche ou de droite, dressent en général les bons diagnostics des difficultés de leur territoire. Ils ne sont pas  » hors sol « . En revanche, ils rencontrent énormément de difficultés à faire comprendre les intérêts de ces catégories populaires à leur propre parti. Dans le même ordre d’idées, 100 % des universitaires et des intellectuels estiment que la mondialisation doit s’appuyer sur de grandes métropoles, la  » métropolisation « . Il n’y a même pas débat. On meurt de cela. On en est arrivé à un tel niveau d’intimidation de la part des intellectuels et des journalistes que, même quand une réalité est mise au jour, ils n’osent pas la relayer parce que  » c’est compliqué « , parce que  » cela ferait le jeu de… « . De la sorte, on sert la parole des populistes sur un plateau à ces catégories de la population.

Un boulevard s’ouvre-t-il pour le Front national ? Peut-on assister au printemps prochain en France à une  » révolution Marine Le Pen  » sous le mode Trump ?

Montée des populismes :
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Tout est possible. La dynamique actuelle nous dit cela. La France d’en haut reste dans une démarche où il faudrait  » rééduquer les masses  » : elles n’ont rien compris ; donc, on va leur expliquer. C’est le contraire qu’il faut faire : se mettre au niveau des gens et comprendre ce dont ils ont besoin. Si les seuls à les écouter sont le Front national et les partis d’extrême droite ailleurs en Europe, on va au-devant d’une catastrophe. Une révolution culturelle en haut est donc nécessaire. Et il faut réaffirmer un rapport de classes. J’habite Paris. J’assume d’être identifié à la France d’en haut. Ce qui me dérange, c’est de participer à une confusion des classes. Les gens d’en bas ne le supportent plus. Le système ne peut pas tenir seulement grâce au 1 % des ultrariches qui bénéficient le plus de la mondialisation. Il tient aussi grâce à cette nouvelle bourgeoisie qui est dans la même logique économique et culturelle, qui profite aussi des dividendes de la globalisation et qui se donne bonne conscience en rejetant la responsabilité des inégalités sur ce fameux 1 %.

Vous écrivez que  » ce que la classe dominante appelle le repli est en fait une réponse à une société libérale qui détruit toute notion de solidarité « . Un sursaut de solidarité pourrait-il finalement émerger des classes populaires de cette France périphérique ?

Les habitants des zones rurales partagent leur véhicule pour aller au boulot. Ils ne se sont pas dit que ce serait sympa de consommer moins d’essence. Ce mode de partage s’est imposé à eux par le niveau de leurs revenus. Quand on n’arrive pas à boucler les fins de mois, le lien social se renforce mécaniquement. Cette solidarité est contrainte. Elle existe aussi bien dans la France périphérique qu’en banlieue. Simplement parce que c’est une nécessité.

(1) Le Crépuscule de la France d’en haut, par Christophe Guilluy, éd. Flammarion, 254 p.

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