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Michel Lastschenko, ex-ambassadeur belge à Kaboul: « Une défaite due à notre arrogance »

Ambassadeur à Kaboul de 2011 à 2012, durant la courte période où la Belgique y possédait une représentation, Michel Lastschenko a replongé dans ses notes pour tenter de comprendre le revers des Occidentaux en Afghanistan. Et propose des pistes pour sortir de l’ornière.

« Honte, tristesse, dégoût, faillite politique et diplomatique » sont les mots que Michel Lastschenko a spontanément utilisés lorsque nous lui avons demandé une réaction à chaud sur la victoire des talibans en Afghanistan. En 2011, ce diplomate aguerri devenait le premier ambassadeur belge dans ce pays. A l’époque, la Belgique avait pris la décision de transformer en ambassade son petit bureau diplomatique, un geste politique à l’égard de Hamid Karzai, président de 2004 à 2014, et de l’Isaf (la Force internationale d’assistance et de sécurité, sous l’égide de l’Otan) où notre pays a déployé un contingent de 750 militaires. Aujourd’hui à la retraite, ce descendant d’exilés russes a davantage de latitude pour décrypter les récents événements, à l’aune d’une carrière qui l’a également mené en Arabie saoudite, en Syrie et au Pakistan, et qu’il a achevée en tant qu’envoyé spécial pour l’Asile et la Migration. Un thème crucial, alors que le retour de l’obscurantisme islamiste en Afghanistan fait craindre une nouvelle crise migratoire en Europe.

Bio express

  • 1953 Naissance à Anvers, le 15 juin.
  • 1979 Début de la carrière diplomatique. Ambassadeur en Syrie, au Pakistan, au Rwanda, au Danemark, en Arabie saoudite. Directeur du service droits de l’homme au SPF Affaires étrangères.
  • 2005 Directeur adjoint du cabinet de la Coopération. Envoyé spécial pour la lutte contre le VIH/sida et les autres pandémies.
  • 2011 Ambassadeur en Afghanistan.
  • 2012 Ambassadeur en République démocratique du Congo.
  • 2016 Envoyé spécial pour l’Asile et la Migration.

Passée la sidération face à la prise de Kaboul par les talibans, ressentez-vous toujours de l’indignation face à l’échec des Occidentaux?

Ce que nous pensons a peu d’importance, mais il faut tout de même se poser la question de la politique étrangère occidentale. Et se mettre à la place des Afghans. Pour une partie d’entre eux, les talibans sont un mouvement de résistance face à une occupation, et les présidents successifs étaient des collabos. Les autres, au contraire, pleurent le retour des talibans même s’ils ne regrettent pas le départ des Américains. Et puis, il faut se demander: qui sont des talibans? Ceux de maintenant sont-ils ceux d’il y a vingt-cinq ans? Fin des années 1990, je suis allé à Kaboul avec une délégation menée par Lakhdar Brahimi, l’envoyé spécial du secrétaire général de l’ONU. C’était un autre Afghanistan. Les talibans d’aujourd’hui, qui ont négocié avec les Américains à Doha, au Qatar, sont plus sophistiqués, malgré leur discours archaïque. Ils se sont engagés à des promesses, à des amnisties, à l’ouverture des écoles… Il faudra voir si cela va se concrétiser, car on n’a encore rien vu. Il reste beaucoup d’incertitudes.

Imposer nos valeurs par la force, même si ce sont les meilleures, voilà une démarche que je trouvais compliquée.

A qui imputer le revers cinglant infligé aux Occidentaux?

C’est une défaite due à notre impréparation, à notre arrogance à penser que le monde va tourner comme nous le voulons. Arrêtons les enfantillages en pointant la faute sur l’un ou l’autre. Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l’Otan, a déclaré que le gouvernement afghan a failli. Oui, il a failli. Mais la décision des Etats-Unis de discuter en direct avec les talibans en excluant ce gouvernement, était-ce de la bonne politique? Et peut-on reprocher à cet Etat d’être doté d’une armée découragée qui ne veut pas se battre? Après tout, les talibans sont des Afghans eux aussi. Dans les villages, des familles étaient divisées, avec des membres qui oeuvraient dans la police afghane et d’autres dans des milices talibanes. Ce qui est dramatique, c’est qu’il y avait des gens de grande valeur dans ce gouvernement, qui ne voulaient que le bien-être des habitants.

Quel était l’état d’esprit parmi les Occidentaux à l’époque de votre mandat?

Il y avait un optimisme de la volonté. Chacun souhaitait l’apaisement des tensions, pour permettre au pays de se développer. Beaucoup y croyaient, du moins en public. Mais dans le for intérieur des militaires, était-on vraiment confiant dans la capacité de l’armée afghane de prendre le relais? J’ai des doutes. Deux mondes vivaient en parallèle. Dans cette ville chaotique qu’est Kaboul, les Humvee américains passaient en trombe. L’Afghan moyen n’y voyait que des occupants et non des libérateurs. Les seuls qui circulaient sans protection, et avec leur drapeau, étaient les Turcs, qui se présentaient comme les protecteurs des musulmans, pas comme des envahisseurs. C’était habile.

A Kandahar, des talibans paradent dans des véhicules américains capturés.
A Kandahar, des talibans paradent dans des véhicules américains capturés. « Les interventions occidentales sont vouées à l’échec si on ne gagne pas le coeur des populations. »© BELGA IMAGE

Les Occidentaux ne se sont-ils pas trop focalisés sur les élites urbaines au détriment des populations rurales qui, peut-être, préfèrent l’ordre religieux, même rigoureux, à la corruption du pouvoir?

Je n’ai vu de l’Afghanistan que Kaboul, Kunduz et Kandahar, là où les militaires belges étaient positionnés. Ceux-ci avaient notamment pour mission de sécuriser l’aéroport de la capitale. Je n’ai pas vu d’autres villes et ne me suis pas promené dans les campagnes. Les Occidentaux vivaient en milieu urbain et dans des camps retranchés. C’était une période d’intenses combats, et pour parcourir les cinq cents mètres de leur ambassade au palais présidentiel, certains collègues prenaient l’hélicoptère! Pour l’activité diplomatique, Kaboul me faisait penser à Genève. Parce que notre vie était de passer d’une réunion à une autre: Européens, ONU, Isaf, ONG… Côté bilatéral, c’était très limité. Notre ambassade à Kaboul a fermé en 2015, dans le sillage de la fin de l’Isaf et du retrait de notre contingent, sauf à Kandahar où sont restés stationnés nos F-16.

Vous n’avez donc pas eu de contacts avec les talibans?

Pas sur place car je n’avais pas vocation à parler avec eux. Par contre, je les ai rencontrés auparavant, lorsque j’étais ambassadeur au Pakistan, à la fin des années 1990. La représentation afghane à Islamabad était gérée par les talibans, et j’avais des contacts avec l’ambassadeur qui était loin de l’image un peu frustre du taliban moyen. Je me souviens aussi du chef de cabinet du président Hamid Karzai, qui était très traditionaliste, sans pour autant être un taliban. Il ne croyait pas du tout dans l’action des Occidentaux. C’était l’époque où l’Isaf s’est gonflée jusqu’à près de cent mille militaires. Lui prétendait qu’il fallait réduire plutôt qu’augmenter les forces. L’ambassadeur russe, un fin personnage qui connaissait le pays comme sa poche, laissait entendre que les Américains se casseraient la figure. Moi, j’écoutais. Comme tout bon diplomate, j’étais une éponge, et je restituais tout dans mes télégrammes.

Vous aviez quand même votre petite idée sur l’action des Etats-Unis?

Imposer nos valeurs par la force, même si ce sont les meilleures, voilà une démarche que je trouvais compliquée. Un texte m’accompagne depuis des années: en 1980, le père Alexandre Schmemann (NDLR: décédé en 1983, cet auteur d’origine estonienne, célèbre à l’époque de l’Union soviétique, a jeté les bases de l’Eglise orthodoxe en Amérique) évoquait, à la suite de la défaite américaine au Vietnam, ce qu’il appelait la « stupidité » de la politique étrangère des Etats-Unis: « Leur malheur est avant tout qu’ils ignorent le monde et sont indifférents à lui, écrivait-il. Même les milliers d’experts spécialistes des affaires internationales ne sont occupés qu’à réduire les événements dans le monde à des schémas typiquement américains, que les Américains estiment universels et les seuls valables. Dans les affaires du monde, ils ne comprennent jamais rien, d’où la haine généralisée à leur égard, une haine mêlée de mépris. » Je ne suis pas d’accord avec tout car je connais beaucoup d’experts et diplomates américains qui sont d’excellents connaisseurs du monde, de grands linguistes. Mais la politique étrangère n’est plus l’apanage des diplomates. Elle est la projection extérieure d’une politique intérieure. On le voit dans nos débats belgo-belges. Si on se place du point de vue de Biden, Trump et Obama, la guerre n’avait que trop duré et le contribuable américain n’en voulait plus.

Il faut en finir avec ce mot « migrant », qui est presque devenu une insulte. On ne peut réduire les gens à leur statut.

N’est-ce pas le signe que les interventions occidentales sont vouées à l’échec?

Oui, si on ne gagne pas le coeur des populations et si certains, sur place, voient la manne d’argent comme une opportunité de s’enrichir, avec toute la corruption qui s’ensuit… Staffan de Mistura, envoyé spécial de l’ONU, essayait d’harmoniser les questions de sécurité afin de favoriser la paix et le développement. Il y avait aussi une pensée stratégique dans les ambassades, une volonté d’oeuvrer via l’éducation, l’agriculture… Je me souviens d’un programme de l’ONG belge Moeders voor vrede (Mères pour la paix) qui soutenait l’enseignement pour les filles. La directrice de l’école locale estimait qu’il fallait récompenser non pas les meilleures élèves, non pas leurs mères, mais leurs pères, leurs frères, leurs oncles. A la fin de l’année, lors d’une cérémonie, ces hommes étaient félicités pour avoir permis aux filles de poursuivre leur scolarité. Et ils se sentaient honorés!

Les Etats-Unis jouent, mais laissent l’Europe payer les dettes. Ainsi, certains prédisent que le retour des talibans entraînera pour notre continent une triple augmentation: du trafic de drogue, du terrorisme, et des migrations…

L’ambassadeur russe me disait à l’époque qu’il y avait autant de jeunes Russes morts d’overdose à cause de la drogue venue d’Afghanistan que de soldats russes morts pendant toute l’intervention soviétique (NDLR: plus de 25 000 entre 1979 et 1989). L’ONU avait un plan d’éradication de la drogue dans ce pays. Mais le choix a été fait de ne pas créer des problèmes supplémentaires en se mettant à dos les paysans producteurs de pavot. Cela dit, la drogue n’est pas la seule « ressource » de ce pays, qui est très riche en minerais précieux, comme le lithium.

Michel Lastschenko, ex-ambassadeur belge à Kaboul:
© PIERRE RAIMBAULT

Faut-il alors craindre un regain du terrorisme?

Dans mon métier, on est davantage historien que prophète et je ne veux pas faire de prophéties, surtout de malheur. Les talibans, ce n’est pas un mouvement terroriste, mais de libération nationale dans le cadre de l’islam radical. Je ne pense pas qu’ils aient vocation à exporter le terrorisme et à poser des bombes dans le métro à Paris ou Bruxelles. La grande invasion américaine contre l’Afghanistan n’était pas justifiée par des activités terroristes de cet Etat, mais parce que Oussama Ben Laden s’y trouvait. Les talibans ne l’ont pas livré, non pas par désir d’entrer en guerre avec Washington, mais par solidarité sunnite ou islamiste, et parce que c’est contraire à la tradition pachtoune. Le drame de l’Afghanistan est qu’il a été toujours été un champ de bataille entre puissances étrangères. Il n’est pas impossible qu’il redevienne un théâtre de combats entre groupes armés téléguidés de l’extérieur, Arabie saoudite, Iran, Inde, Pakistan… Autre hypothèse: des groupes terroristes étrangers pourraient y trouver asile, camps d’entraînement à la clé. Troisième possibilité, la reprise des combats fratricides entre factions afghanes. Mais une exportation du terrorisme taliban, je n’y crois absolument pas. De notre part, il faut éviter tout esprit revanchard, par exemple en appuyant des factions hostiles au régime. Au contraire, il faut continuer à proposer des projets de développement, mais en fixant les conditions. S’il n’y a pas de pauvreté, il n’y pas de terrorisme.

A la fin de votre carrière, vous avez été nommé envoyé spécial pour l’Asile et la Migration et, à ce titre, vous avez été l’un des négociateurs du Pacte de Marrakech pour les migrations. Comment la Belgique doit-elle se positionner face à l’afflux potentiel d’Afghans en fuite?

D’abord, je suis heureux que le gouvernement ait tout mis en oeuvre pour accueillir les Afghans qui ont travaillé pour la Belgique durant les années de notre présence diplomatique et militaire. Ensuite, il faut donner aux Afghans qui sont en procédure chez nous un statut de protection spéciale et ne pas les renvoyer chez eux. Le président Macron s’est fait critiquer pour avoir suscité la confusion entre « asile » et « flux migratoires irréguliers ». C’est le grand débat. Certains sont soupçonnés d’être des réfugiés économiques, sans droit à la protection, mais ils répondront qu’ils fuient un « non-avenir ». Que ferions-nous si nous étions dans la même situation? Mon fils est au Pérou, j’ai deux filles au Mexique, et l’une en Chine, ce sont des expatriés, et non des migrants, mais ils sont aussi partis pour des raisons économiques, pensant qu’ils auraient un meilleur avenir dans ces pays. Comme ils viennent d’un pays occidental, on les juge autrement. J’espère juste qu’on n’entendra pas à nouveau des déclarations fracassantes au sujet de l’arrivée de demandeurs d’asile afghans.

N’est-ce pas davantage la religion des demandeurs d’asile qui en effraie certains? Afghans et Syriens sont d’abord des musulmans…

Il est vrai que dans les pays où un islam radical cherche à s’implanter, des gens sont appelés à fuir. Mais en Amérique latine, où je me trouve actuellement (NDLR: au Pérou), les gens ne quittent pas le pays à cause de l’islam. En Afrique centrale non plus. D’autre part, il est plus facile pour des Péruviens d’accueillir des réfugiés vénézuéliens qui parlent la même langue, ont les mêmes traditions, la même religion, que pour un citoyen belge de voir débarquer dans sa rue des gens aux cultures radicalement différentes. Mais ces questions n’ont rien à voir avec les migrations. En Turquie, des incidents ont éclaté entre Turcs et jeunes Syriens, alors qu’ils partagent la même religion.

En Belgique, n’existe-t-il pas un hiatus entre le discours officiel sur le côté bénéfique des migrations et le ressenti d’une partie des citoyens?

Oui, c’est vrai. On a du mal à comprendre que dans un monde globalisé, les gens bougent. On estime à 3% la part de la population mondiale qui est en mouvement, dont les migrants réguliers. Mais il faut en finir avec ce mot « migrant », qui est presque devenu une insulte. On ne peut réduire les gens à leur statut. Ils ont tous une autre identité, père, mère mais aussi violoniste, ouvrier, boulanger, avocat, sportif… Tant que, dans nos sociétés, on réduit les gens à une étiquette, il n’y aura pas d’accueil possible. En même temps, les gens qui arrivent dans nos pays sont appelés à vivre autrement, à connaître la langue. C’est très schizophrénique. Mes grands-parents ont vécu cela, eux qui ont fui le nouveau régime soviétique et ont cherché – déjà! – à rejoindre l’Angleterre, mais se sont fixés en Belgique. Ils n’avaient guère d’autre choix que de s’intégrer, sinon c’était continuer à dépendre de ceux qui l’étaient déjà. D’autant qu’ils ne pouvaient pas retourner dans leur pays d’origine. Les Afghans qui sont nés ces vingt dernières années en Belgique se sentiraient perdus s’ils retournaient en Afghanistan.

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