Le prince héritier Mohammed ben Zayed a entraîné les Emirats arabes unis dans une diplomatie offensive, mais non sans risque. © gettyimages

« MBZ a fait de l’armée la marque de l’identité nationale émiratie »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’accord de normalisation des relations avec Israël reflète l’activisme du prince héritier Mohammed ben Zayed, homme fort d’Abou Dhabi. Mais cette fois-ci, il s’émancipe du partenaire saoudien.

Un vol commercial direct « historique » a relié, le 31 août, Tel- Aviv à Abou Dhabi, premier acte de la nouvelle ère dans les relations entre Israël et les Emirats arabes unis, permise par l’annonce, sous l’égide des Etats-Unis, d’un accord de paix qui doit encore être signé à Washington.

Illustration de l’importance que lui accorde le gouvernement américain en regard d’un bilan maigrelet en matière de politique étrangère, le gendre de Donald Trump, Jared Kushner, faisait partie de la délégation qui entourait Meir ben Shabbat, le chef du Conseil de sécurité nationale israélien. Les premiers mots de celui-ci sur le sol émirati ont été prononcés en arabe.

u003cstrongu003eMBZ a fait de l’armée la marque de l’identité nationale émiratie. u003c/strongu003e

En établissant un partenariat avec un nouveau pays arabe et un premier Etat du Golfe, le premier ministre israélien Benjamin Netanyahou enfonce un coin dans le front anti-israélien de la région. Mais son caractère historique peut être, en partie, relativisé.

Spécialiste des monarchies de la péninsule arabique, Fatiha Dazi-Héni (1) évoque d’ailleurs un « accord de normalisation » entre Israël et les Emirats, venant officialiser une relation bilatérale ancienne. Et elle le distingue des « véritables traités de paix » signés par Israël avec l’Egypte (1979) et la Jordanie (1994).

Le rapprochement entre Tel-Aviv et Abou Dhabi apparaît en vérité comme un nouveau marqueur de l’activisme de l’homme fort des Emirats arabes unis, le prince héritier Mohammed ben Zayed, dit MBZ.

Anti-Frères musulmans

Depuis que le président Khalifa ben Zayed al Nahyane, son demi-frère, a été victime d’une embolie en 2014, MBZ s’est imposé comme le véritable leader de la fédération des émirats (au nombre de sept : Abou Dhabi, Dubaï, Sharjaj, Ajman, Oumm Al-Qaïwaïn, Ras Al-Khaïma, Foujayra). D’autant que la crise financière qui a frappé en 2009 Dubaï, l’autre émirat vedette, avait durablement installé la prédominance d’Abou Dhabi, dont est issu Mohammed ben Zayed. Jusqu’alors adepte d’une diplomatie discrète, le petit Etat du Golfe a sous son impulsion multiplié les interventions extérieures, en Irak et en Syrie, au Yémen et en Libye.

Lire à ce sujet : Plusieurs fers au feu

Mais qu’est-ce qui fait donc courir MBZ ? « Mohammed ben Zayed a l’ambition de rayonner, non pas en tant que champion de la cause arabe, mais comme leader de l’Etat arabo-musulman le plus ouvert aux valeurs universalistes, en combattant notamment la confrérie des Frères musulmans, qu’il assimile à une organisation terroriste, analyse Fatiha Dazi-Héni.

C’est en tout cas comme cela qu’il se vend aux Américains, aux Israéliens, aux Européens. Il s’illustre en accueillant le pape (NDLR : François en février 2019) ou en construisant des églises pour les nombreuses communautés chrétiennes expatriées. L’installation du Louvre Abou Dhabi est le parangon de cette politique. Mais MBZ est tout de même à la tête d’un pays extrêmement verrouillé, qui maltraite les activistes des droits de l’homme autant que les Etats voisins. »

Anti-Iran

La lutte pour contenir l’influence des Frères musulmans est un des axes majeurs de la diplomatie de MBZ. Elle a justifié la mise au ban du Qatar, jugé complaisant à leur égard, et l’intervention en Libye aux côtés du général Haftar, en opposition au gouvernement d’action nationale sous influence frériste et soutenu ensuite par la Turquie de Recep Tayyip Erdogan.

Mais à travers l’accord avec Israël, c’est l’autre ennemi juré des Emirats que Mohammed ben Zayed entend combattre. « Le calcul de MBZ par rapport à Israël est totalement sécuritaire. La technologie israélienne est devenue extrêmement importante pour les Emirats. Tout le cyber y est déjà contrôlé par des sociétés de ce pays. La menace iranienne explique cette position. »

Mais la cybersécurité requiert aussi un environnement propice en matière de… sécurité. C’est pourquoi les spéculations sur la vente d’avions F-35 à Abou Dhabi, à laquelle le gouvernement israélien a jusqu’à présent convaincu le partenaire américain de ne pas souscrire avec un pays arabe, ne sont pas complètement infondées.

Un dossier vraisemblablement cher au boss des Emirats. « Mohammed ben Zayed est un général. Chef d’état-major de l’armée d’Abou Dhabi dans les années 1990, c’est lui qui a poussé à la fusion des armées des différents émirats pour en faire une armée fédérale et un outil de guerre assez efficace, parfaitement entraîné, extrêmement bien équipé. Résultat, l’armée est aujourd’hui la marque de l’identité nationale émiratie« , insiste Fatiha Dazi-Héni.

Le front contre l’expansionnisme iranien rapproche depuis quelques années Israël de certains pays arabes. Pour autant, la campagne américaine pour inciter d’autres Etats à franchir le Rubicon à la suite des Emirats, illustrée par la visite récente du secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo au Soudan, à Oman et au Bahreïn, ne donne pas pour l’heure les résultats escomptés. Pour Fatiha Dazi-Héni, le petit royaume bahreïni serait le plus enclin à succomber aux sirènes américaines visant à établir des relations avec l’Etat hébreu.

Mais la chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire de Paris souligne que l’accord entre Israël et les Emirats a suscité un flot de réactions hostiles, perceptibles sur les réseaux sociaux. Pour preuve, le hashtag #Gulfis_against_normalization a fleuri dans la région. Surtout, souligne-t-elle, « comme gardienne des Lieux saints musulmans, jamais l’Arabie saoudite ne se permettra un rapprochement avec Israël, tant que celui-ci ne se conformera pas au plan de paix arabe de 2002, une initiative du roi Salmane ». Celui-ci prévoit la reconnaissance d’Israël par le monde arabe si et seulement si un Etat palestinien voit le jour à l’intérieur des frontières prévalant en 1967, avant la guerre des Six jours.

La « trahison » de MBZ sur le dossier palestinien serait donc de nature à nuire aux relations étroites qu’il entretient avec le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, MBS, l’autre homme fort du Golfe. Pourtant, le partenariat survivra à cet épisode. La conduite de la guerre au Yémen a déjà montré des divergences d’objectifs entre l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis.

Mais MBS et MBZ ont encore besoin l’un de l’autre. L’accord israélo-émirati confronte simplement l’alliance entre les deux hommes à une nouvelle donne : dans ce cas-ci, c’est Mohammed ben Zayed qui s’expose alors qu’il avait l’habitude d’agir dans le sillage du tempétueux MBS. A ses risques et ses périls.

(1) Auteure de L’Arabie saoudite en 100 questions, Tallandier, 2017, 288 p.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire