© BELGAIMAGE

Marylin Maeso, philosophe: « Les réseaux sociaux ont un effet déshumanisant qui facilite le harcèlement » (entretien)

Nicolas Bogaerts Journaliste

La professeure et essayiste analyse les ressorts de la violence des échanges en milieu virtuel. Le règne de la polémique, de la désinformation et de leur héraut, le troll, a commencé avant l’ère des réseaux, qui ont décuplé leur pouvoir de nuisance, au détriment du débat et de la nuance.

 » Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard […]. Nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes.  » Pourquoi cette citation de Camus, extraite de votre livre, Les Conspirateurs du silence, nous paraît si pertinente aujourd’hui ?

Quand je suis retombée sur la formule de Camus après ma première expérience d’utilisatrice de Twitter, j’ai eu le sentiment qu’il décrivait précisément la manière dont se déploient les polémiques sur les réseaux sociaux. Cela confirme que ceux-ci n’ont en fait rien inventé. Ils hypertrophient la manière dont la polémique a détrôné le débat. La métaphore de  » l’autre silhouette  » illustre combien ce qu’on fait derrière un écran, on ne serait pas capable de le faire face à quelqu’un. Parce que la personne n’existe qu’en tant que ce qu’elle représente : une altérité à combattre. C’était flagrant au moment du procès des Twitters qui avaient harcelé la journaliste française Nadia Daam. Le comportement de ces trolls dans la vraie vie était inversement proportionnel à l’absence de limite qu’ils manifestaient dans leurs commentaires et leurs menaces :  » On ne réalisait pas « ,  » sur Internet tout le monde le fait « .

Il ne faut pas confondre liberté d’expression et accès à la parole.

Cette dichotomie entre le réel et le virtuel, si pratique et aisément dégainée, demande-t-elle à être repensée à l’ère des réseaux sociaux ?

La dimension  » informatique  » laisse entendre de manière illusoire que le virtuel ne serait pas le réel. Or, le cyberharcèlement tue chaque année, y compris parmi de très jeunes. Ce qui est proféré sur les réseaux sociaux ne le sera pas nécessairement dans la vraie vie. Mais les effets, eux, seront bien réels. La silhouette évoquée par Camus, c’est l’adversaire distant que nous ne voyons pas et qui, dès lors, ne peut nous renvoyer l’impact des propos que nous tenons à son endroit.

Ne pas voir l’autre, c’est supprimer les signes qui permettent l’empathie ?

Dans L’Etre et le néant, Jean-Paul Sartre dit que la honte vient de l’intériorisation du regard de l’autre. Toute les dimensions qui renvoient à son humanité, les émotions sur son visage, sa peau qui blêmit, font que notre comportement s’adapte en fonction des effets qu’il produit. Les réseaux sociaux ont un effet déshumanisant qui facilite le harcèlement. Un autre facteur, pire encore, est l’effet de groupe. On se sent beaucoup plus à l’aise à plusieurs. Le fait de penser la même chose confère un sentiment de légitimité, une excuse. C’est l’effet d’entraînement. Le groupe produit également un effet rassurant, la promesse d’un soutien –  » Plus on est nombreux moins j’ai de chances de me faire prendre  » -, d’autant plus qu’il demeure caché. Dans la  » vraie  » vie, une expédition punitive ne peut cacher ses membres. En ligne, chacun est seul et peut entretenir l’illusion que toute action est solitaire, alors que le groupe est bel et bien là. Sur Twitter, on ne discute pas vraiment, on affiche, on tweete ou on retweete en citant d’autres utilisateurs de manière à ce qu’un maximum de personnes réagissent. Le sentiment d’indignation ou de revanche aura l’effet d’une traînée de poudre. Il suffit d’une poignée de personnes pour déclencher des centaines de menaces. C’est une forme d’appel au harcèlement et non au débat. Dès lors, personne, parmi les accusés, ne peut dire  » je ne savais pas « .

Vous écrivez que le but du troll est de nous entraîner à l’imiter, de nous imposer l’idée que la violence, même bon enfant, est inhérente au réseau. C’était d’ailleurs une des justifications avancées dans l’affaire de la Ligue du LOL : Twitter aurait été à l’époque un lieu d’expérimentation où tout était permis.

C’est une manière de se défausser. Avec le recul, on peut affirmer que Twitter n’était pas comme ils le décrivent. C’était un lieu d’échange, un outil de travail, de discussion. Cette excuse est liée à l’effet de foule : nous serions tous dans une cour de récréation géante. Dans L’Homme révolté, Camus explique la perversion du recrutement des enfants-soldats : quand même les enfants se battent, il n’y a plus d’innocents. C’est le même principe. Finalement, pourquoi les trolls trollent-ils ? On peut parler de frustration, du besoin de se défouler. Mais plus intéressant, d’après moi, est le besoin de créer une situation qui leur soit favorable. Que l’autre craque. Ils ont tout intérêt à exagérer, car le but est que vous deveniez leur propre miroir, que vous utilisiez ses armes. C’est de l’égocentrisme.

 » Eric Zemmour déverse des torrents de haine, profère des mensonges, a été condamné et personne ne le contredit. « © BELGAIMAGE

Donc, il ne s’agit plus de construire une dialectique mais de valider ses idées, ses visions ou ses biais, ranger les personnes et les avis dans des cases ?

Le langage généralise, catégorise, range dans des cases. C’est un phénomène inhérent et sain. Mais il devient pathologique quand on le fait reposer sur une stratégie de simplification de l’interlocuteur. C’est une forme de paresse intellectuelle, derrière laquelle gît le besoin de réécrire le monde et non de s’y situer. On oublie vite que le langage est un outil et rien d’autre qu’un outil, comme le tuteur qui permet à l’arbre de grandir, mais ne peut se substituer à lui. Or, aujourd’hui, l’outil se substitue à la réalité. On ne voit plus les individus pour ce qu’ils sont, des êtres de chair, d’émotions, de contradictions, mais des silhouettes, comme dit Camus, des représentants interchangeables d’un ensemble que l’on condamne ou auquel on adhère. Une personne est constituée par l’ensemble de ses actes passés et futurs, on ne peut la réduire à un propos ou une action.

Ce qui est proféré sur les réseaux sociaux ne le sera pas nécessairement dans la vraie vie. Mais les effets, eux, seront bien réels.

Cette manière de considérer que toute personne est caractérisée par un ensemble d’attributs essentiels, nécessaires à son identité, a pour conséquence, d’après vous, de nous plonger dans un  » univers du procès « .

Dans cet univers, toute parole amène un jugement. Les procès qui ont lieu en ligne, c’est le procès de Meursault dans L’Etranger, de Camus : juger un meurtre ne suffit pas, il faut convaincre de l’âme fondamentalement criminelle de l’accusé. Aller chercher des preuves dans son passé (un tweet, un commentaire, une photo…) pour dire qu’il est comme ça jusqu’à la moelle. On ne prouve rien, on vient simplement confirmer a posteriori une thèse formulée a priori.

Vous démontez l’idée selon laquelle cette mécanique serait le produit des réseaux sociaux. Elle les précède et les déborde, à la télévision, dans la presse ?

Les réseaux sociaux ne sont, à la base, rien d’autre que des moyens de  » faire communication « . Ils ne sont pas la source de tous les maux, il suffit de regarder les plateaux des chaînes télé en continu pour en être convaincu. Ces émissions-là ont de très fortes audience et un modèle de débat basé sur la polémique, une logique du buzz qui se substitue à la dialectique. On y est invité moins en raison de ses compétences que de sa capacité à créer du clivage, à raconter tout et n’importe quoi. Eric Zemmour déverse des torrents de haine, utilise un vocabulaire de Seconde Guerre mondiale, profère des mensonges, a été condamné et personne ne le contredit. Comment voulez- vous, ensuite, reprocher à des jeunes de se radicaliser quand on maintient des personnages comme lui à l’antenne, qui n’assument pas leurs responsabilités ? Depuis les plateaux télé jusqu’aux journaux, les polémiques sont reprises en boucle et sans nuance. Les propos sont tranchés, biaisés. On est moins dans une logique de compréhension que d’adhésion.

On est dans le  » choisis ton camp, camarade  » ?

C’est tout à fait ça. C’est un problème sur lequel il faut qu’on se penche d’urgence, qui pèse sur notre rapport aux relations sociales, à la vérité, à l’information, à la production journalistique. Même des médias jadis garants de la prudence glissent vers le parti pris. Cela a un effet sur le rapport de la population à l’information. On ne lit plus que les titres qui vont dans notre sens, on rejette ceux qui s’en éloignent.

Comment retrouver la possibilité de l’échange, de la dialectique ?

La responsabilité doit être individuelle : ne pas cyberharceler, ne pas tordre les propos d’autrui. Elle doit être aussi collective, dans le choix des personnes à qui on donne la parole. J’en vois déjà crier à liberté d’expression menacée. Il ne faut pas confondre liberté d’expression et accès à la parole. Les habitants des banlieues, les invisibles n’y ont pas accès. Dans les médias, l’espace et le temps sont limités donc il faut faire des choix. La personne en charge de ces choix est responsable de leurs conséquences. Je comprends la décision de certaines femmes de quitter Twitter ( NDLR : en Belgique, c’est notamment le cas des journalistes Myriam Leroy et Florence Hainaut). Car les phénomènes que nous venons d’aborder sont graves, ils orientent notre société dans un mauvais sens, favorable à celui qui buzzera le plus auprès de son audience. Mais il en faut pour rester sur le champ de bataille et proposer de la nuance. Il y a un public pour cela, qui veut que nous contribuions à faire grandir le débat de fond, à nous éloigner de la caricature, de la polémique. Mettons en avant des comptes qui font un travail essentiel sur le plan social et intellectuel, et refusons de relayer les polémiques. Nous devons y travailler et sortir de l’indignation permanente.

Bio express

1988 : Naissance à Montpellier.

2013 : Diplômée de L’Ecole normale supérieure, agrégée de philosophie.

2018 : Enseignante au Lycée Gaston Crampe à Aire-sur-l’Adour, en France.

2018 : Publie son premier livre, Les Conspirateurs du silence (éd. La Découverte).

Janvier 2020 : L’Abécédaire d’Albert Camus (éd. La Découverte).

Mai 2020 : Les Lents demain qui chantent, (éd. de l’Observatoire).

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire