Litvinenko, l’ex-espion qui a résolu son propre meurtre au polonium

Le Vif

Demain sortiront les résultats de l’enquête indépendante sur l’assassinat au polonium d’Alexandre Litvinenko, en 2006. Sur son lit de mort, Litvinenko va désigner deux agents des services secrets russes et accuser Poutine d’être le commanditaire de son meurtre. Retour sur une histoire digne d’un roman de John le Carré.

Le 1er novembre 2006, Alexandre Litvinenko, 43 ans, a rendez-vous dans le luxueux Pine bar du Millennium Hotel, dans le centre de Londres, avec deux ex-agents russes : Andreï Lougovoï, aujourd’hui député d’un parti nationaliste, et l’homme d’affaires, Dmitri Kovtoun.

Dmitri Kovtoun et Andreï Lougovoï
Dmitri Kovtoun et Andreï Lougovoï© Reuters

Il semble aujourd’hui qu’ils soient en réalité aussi des tueurs à gages à la solde de Moscou.

Litvinenko connaît Lougovoi, car ils faisaient tous deux partie, dans les années 90, de l’entourage de l’oligarque Boris Berezovsky. Ce milliardaire, farouche ennemi de Vladimir Poutine, a lui aussi fui la Russie pour Londres. Il est au moment des faits le « patron » de Litvinenko. Il décédera dans des circonstances non élucidées en mars 2013 dans sa résidence britannique.

Boris Berezovsky
Boris Berezovsky© Reuters

En 2005, Lougovoi recontacte Litvinenko pour lui proposer de s’associer afin de conseiller les compagnies occidentales qui souhaitent investir en Russie. Litvinenko qui, bien que rémunéré par le MI6, n’est pas contre. Leur rendez-vous n’a donc a priori rien de suspect.

Comme le raconte Litvinenko déjà souffrant à Scotland Yard en novembre 2006, « Lougovoi a déjà commandé les boissons, c’est du thé vert ». Il n’y a pas d’alcool, car il sait que Litvinenko n’en boit pas.

Le serveur lui demande tout de même s’il veut boire autre chose. Litvinenko décline l’offre par peur de devoir payer ses consommations dans cet établissement de luxe.

« Andrei me dit : ‘Il y a encore un peu de thé. Tu en veux ? ». Il restait un fond dans la théière peut 50 cl. C’était du thé vert, sans sucre et déjà un peu froid. Je n’aimais pas le goût. J’ai bu trois ou quatre gorgées, pas plus. »

L'Hotel Millennium
L’Hotel Millennium© Reuters

Litvinenko raconte encore à Scotland Yard qu’il trouve Lougovoi étrange, comme embourbé dans des tourments personnels, révèle The Guardian. Au sortir du rendez-vous, il a comme un mauvais pressentiment. Le soir même, Litvinenko se sent mal. Il succombera trois semaines plus tard, le 23 novembre.

Si l’assassinat semble s’être déroulé selon leur plan (une fois le poison ingéré, rien ni personne n’aurait pu sauver Litvinenko), les meurtriers avaient clairement sous-estimé la ténacité de la victime. Son expérience d’ex-lieutenant-colonel du FSB, service de contre-espionnage russe, va lui permettre de décrire dans le détail le déroulement des évènements et être d’une aide déterminante pour les enquêteurs.

Quelques heures avant sa mort Scotland Yard reçoit les résultats du labo qui confirment la thèse de Litvinenko. Ces derniers sont formels: il a été la victime d’un empoisonnement au polonium-210, substance radioactive extrêmement toxique et quasiment indétectable. Il devient alors à ses dépens la première victime connue d’un « assassinat radioactif. »

Le journaliste Luke Harding du The Guardian révèle dans son livre A Very Expensive Poison à quel point les meurtriers se sont montrés négligents avec ce terrible poison dont une dose infime peut se révéler mortelle. La théière par exemple irradie encore près de 100.000 becquerels par centimètre carré quelques semaines après la mort de l’ex-espion. Les limites autorisées ne sont que de 4 becquerels par centimètre carré. Il semble aussi que des traces de ce poison ont été retrouvées dans tout le bar, du sol aux bouteilles de Martini au sèche-mains des toilettes pour hommes. Selon The Guardian ceux qui ont pris des douches dans la chambre 382 occupée par Kovtoun dans les jours suivants ont risqué leur vie. Kovtoun a vidé le reste du produit dans l’évier de sa chambre. Dans le tube d’évacuation, on va mesurer un taux de radiation de 390.000 becquerels par centimètre carré. Kovtoun lui-même sera soigné à Moscou pour des symptômes classiques de radiation. On ne sait toujours pas combien d’autres gens ont effectivement été touchés par le polonium utilisé. Détail glaçant, Kovtoun demandera à son fils de huit ans de serrer la main Litvinenko qu’il savait déjà pourtant contaminer.

Litvinenko
Litvinenko© Reuters

Il se savait en danger

Litvinenko sait que sa vie est en danger depuis qu’il a fui Moscou et quitté son poste au service de contre-espionnage de Russe en 1999 pour dénoncer l’action du président Poutine. Durant trois ans, Litvinenko va travailler avec les agents du MI6 à Londres. Une information confirmée par sa veuve. En tant qu’indicateur rémunéré des services secrets britanniques, il va permettre de cartographier les différentes mafias russes à Londres, mais aussi en Espagne. Plus dangereux, il cherchait aussi à établir les liens entre Poutine et le crime organisé. Des liens qui dateraient des années 90, soit du temps où il était encore l’adjoint du maire de Saint-Pétersbourg Anatoli Sobtsjak. Le fait qu’il devait, dans les jours suivant sa mort, témoigner sur ses mêmes connexions en Espagne n’est sûrement pas étranger à son assassinat.

Deux empoissonnements

Les conclusions de l’enquête publique ouverte par le gouvernement britannique seront rendues publiques jeudi et risquent de raviver les tensions avec Moscou. Cette procédure à huis clos avait pour but d’examiner les différentes pistes pouvant expliquer la mort de l’ex-agent du FSB (ex-KGB). L’enquête publique, menée de janvier 2015 à fin juillet, avait pris le relais de l’enquête judiciaire (« inquest »), bloquée par le refus de Moscou d’extrader Dimitri Kovtoun et Andreï Lougovoï.

Elle s’est penchée sur la possible implication de Moscou, mais aussi sur d’autres pistes, comme la mafia russe. Alexandre Litvinenko, comme signalé plus haut, enquêtait en effet au moment de sa mort sur « les liens éventuels entre Vladimir Poutine et le crime organisé », selon l’avocat de sa veuve. Lors des audiences, Robin Tam, un conseiller juridique du magistrat instructeur Robert Owen, a révélé que Litvinenko avait probablement été la cible « non pas d’un, mais de deux empoisonnements ». Selon lui, la première tentative s’était déroulée deux semaines plus tôt lors d’une rencontre avec les deux mêmes protagonistes, dans les locaux d’une entreprise de sécurité où des traces de polonium ont été relevées.

La veuve accuse Poutine

Toujours selon M. Tam, Dimitri Kovtoun aurait confié à un ami qu’il était en possession d’un poison extrêmement cher et qu’il cherchait « un cuisinier » pour l’administrer à Litvinenko. L’homme d’affaires russe ne s’est pas présenté depuis Moscou par lien vidéo devant la Royal Court of Justice de Londres, affirmant qu’il ne pouvait pas témoigner parce qu’il n’avait pas obtenu le feu vert des autorités russes.

Celles-ci ont déjà disqualifié l’enquête publique, la jugeant « sélective et politisée ».

« La sélectivité des enquêteurs et leur refus obstiné de prendre en compte les avis des services russes compétents est une preuve supplémentaire que la Grande-Bretagne n’entend pas abandonner la politisation de ce processus », avait déclaré le ministère russe des Affaires étrangères en juillet.

Marina Litvinenko
Marina Litvinenko© Reuters

Pour Marina Litvinenko, veuve de l’opposant, l’enquête publique a permis de « révéler la vérité. Les assassins et leurs commanditaires ont été démasqués », a-t-elle déclaré après l’ultime audience.

« Mon mari a été tué par des agents de l’Etat russe dans ce premier acte de terrorisme nucléaire en plein coeur de Londres. Cela n’aurait pas eu lieu sans que M. Poutine soit au courant et donne son consentement », a-t-elle affirmé. Son avocat a appelé la justice britannique à tenir Vladimir Poutine responsable de ce meurtre.

Problème diplomatique

Si le magistrat instructeur Robert Owen confirme la thèse d’un assassinat commandité par Moscou, une piste qu’il avait « validée » dès l’ouverture de l’enquête, les relations entre Moscou et Londres devraient sérieusement se rafraîchir.

Pour autant, l’enquête publique sert à établir des faits sans prononcer de condamnations. Selon le quotidien The Guardian, des diplomates britanniques ont demandé au Premier ministre David Cameron de s’abstenir de lancer de nouvelles sanctions économiques contre Moscou pour ne pas nuire aux négociations en cours sur un règlement du conflit en Syrie.

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