Ceintes du drapeau frappé du cèdre, les femmes sont au premier rang de tous ceux qui réclament le changement. © A. Amro/afp

Liban : la révolution des femmes

Le Vif

Au coeur de la contestation qui a gagné le pays depuis l’automne surgit une nouvelle génération de militantes déterminées.

Depuis le 17 octobre dernier, début des manifestations qui ont secoué Beyrouth, les Libanaises se sont imposées comme les héroïnes inattendues de la contestation. La vidéo montrant la jeune Malak Alaywé Herz donnant ce soir-là un coup de pied dans l’entrejambe d’un garde du corps du ministre de l’Education nationale, armé de sa mitraillette, a déclenché un mouvement sans précédent. La vidéo a fait le tour de la Toile jusqu’à devenir l’emblème de la révolution au Liban.  » Nos femmes ne font pas que botter des fesses, elles frappent aussi des hommes armés « , a commenté spontanément – et fièrement – une internaute.

Les Libanaises se sont aussitôt organisées pour déjouer les pièges tendus. Les tentatives du pouvoir pour transformer la colère de la rue en affrontements se sont multipliées via des fake news, des provocations policières et des attaques déguisées, menées en particulier par les milices chiites du Hezbollah et celles du mouvement proiranien Amal. Des marches ont été organisées des deux côtés de quartiers naguère séparés par les lignes de démarcation issues de la guerre civile – son évocation réveille encore les démons des pires années du pays. Au 45e jour de la colère populaire, une marche a eu lieu entre Ain el-Remmaneh, à majorité chrétienne, et Chiyah, à dominante chiite, d’où était partie l’étincelle de la guerre en 1975. Les mères initiatrices de cette marche à la rose blanche ont scandé des slogans rejetant toute guerre confessionnelle. Un défilé identique a eu lieu ensuite entre le secteur chrétien très huppé d’Achrafieh et l’ancien quartier mixte de Khandak el-Ghamik, aujourd’hui jonché de ruines, d’où partent nombre des scooters qui attaquent sporadiquement les manifestants.

Elles se dressaient comme un bouclier pour protéger les jeunes et les hommes.

Profond désir de renouveau

 » Nous sommes là pour calmer les jeunes, tempérer et faire baisser la tension, pour éviter la violence « , explique Lama Lawand, très active sur Instagram. Elle a connu les affres de la guerre et tient à ce que la nouvelle génération ne vive pas ce cauchemar.  » C’est un travail libérateur que nous vivons avec cette révolution, explique-t-elle. Mon fils me reproche d’appartenir à une génération qui ne s’est pas révoltée pour évincer la classe politique au pouvoir, laquelle ne fait que brandir la menace d’une guerre confessionnelle à chaque fois qu’elle sent ses intérêts menacés.  »

Le profond désir de renouveau, le rejet des clivages partisans qui ont ruiné le pays depuis des décennies, prennent les allures d’une rupture générationnelle. Yara M., étudiante en journalisme à New York, ne rate aucune marche de solidarité. A 21 ans, elle s’interroge sur son avenir, et comme toutes ses amies, elle affirme ne pas comprendre comment ses parents et leurs proches ne se sont pas révoltés  » contre le système confessionnel, la tradition du partage politique entre les mêmes familles, les richesses mal acquises « . Elle résume ce que les femmes ne peuvent plus accepter, indépendamment de leur appartenance communautaire.  » Notre génération rejette tout ce système clientéliste. Nous avons plus de distance et d’objectivité, la révolution des consciences en cours montre au monde que les femmes sont suffisamment fortes et intelligentes pour être présentes dans tous les domaines de la vie publique. Et ce changement a commencé par la volonté que nous avons de nous exprimer haut et fort.  »

Le plus étonnant dans cette maturité nouvelle est que tout est improvisé et échappe aux barrières habituelles. Les réseaux sociaux sont un atout maître dans l’organisation spontanée. La nuit, Lama Lawand, internaute passionnée, sillonne les rues avec son smartphone et tient les autres au courant. Elle s’est donné un rôle de vigie.  » Nos initiatives, raconte-t-elle, font en général suite à un acte politique choquant, à une déclaration inacceptable : on réagit tout de suite. Et pas du tout selon les codes du système confessionnel traditionnel. Quand un événement se passe à Jal el Dib, par exemple (NDLR : banlieue chrétienne, au nord de Beyrouth), c’est soudain Tripoli la sunnite qui organise une marche et qui vient à la rescousse.  »

Rachel Karam, jeune journaliste de la chaîne de télévision Al Jadeed, sur le terrain depuis le début de la révolte, considère que le facteur féminin est déterminant dans cette levée des tabous communautaires. En témoignent les affrontements du 19 novembre, au centre de Beyrouth ; ce jour-là, un élan populaire a empêché les députés de tenir la session extraordinaire prévue pour voter une loi d’amnistie générale – ce qui aurait permis de facto à la classe politique d’échapper à la justice dans les affaires de corruption. Lors de cette journée fortement symbolique, ce sont précisément des femmes qui se sont interposées entre les manifestants et les forces de l’ordre.  » Dès que la situation menaçait de se détériorer, décrit Rachel, les femmes se dressaient comme un bouclier pour protéger les jeunes et les hommes qui protestaient. J’ai découvert que, en tant que femme journaliste, je pouvais, plus simplement qu’un collègue masculin,interroger les hommes. J’ai pu calmer les jeunes, animés par l’envie brûlante de riposter à la violence. Jusqu’au moment où, face au repli inévitable des manifestants, les femmes ont décidé de descendre dans la rue en tapant sur des casseroles. Ce fut un acte à très forte charge symbolique : les manifestantes reproduisaient le geste de leurs grands-mères et arrière-grands-mères durant la grande famine qui avait décimé un quart de la population en 1916.  »

S’il semble qu’un point de non-retour ait été atteint, si les adolescentes comme les quadragénaires sans emploi placent beaucoup d’espoir dans le mouvement actuel, il reste encore beaucoup à faire pour sortir la citoyenne libanaise du statut de dépendance et d’infériorité dans lequel l’enferme tout un corpus de lois rétrogrades.  » Nous avons encore un long chemin devant nous pour accéder à nos pleins droits « , estime Reine Tyan, écrivaine et productrice de télévision. Au Liban, le statut de la famille demeure en effet régi par des lois communautaires et jugé par des tribunaux religieux. Le mouvement actuel pourrait-il libérer les esprits et faire bouger les choses ? Une chose est sûre, comme l’analyse Hoda Kerbage, photographe,  » le Liban devrait être reconnaissant envers les femmes, car c’est grâce à elles que les manifestations qui durent depuis des semaines n’ont pas basculé dans la violence « . Elle va plus loin :  » Nous avons franchi un cap ; nous sommes à l’origine des idées neuves, nous demandons maintenant la réorganisation de la justice et de tout notre système fondé sur le confessionnalisme.  » Maya Nassar, romancière et mère de famille, ajoute un facteur déterminant :  » Dans un pays qui compte beaucoup d’hommes expatriés pour des raisons économiques, les femmes sont nombreuses et elles sont souvent seules pour élever leurs enfants ; leur voix est donc déterminante.  » De fait, les femmes de toutes confessions partagent le même désir : éviter que leurs enfants servent de recrues pour des guerres confessionnelles semblables à celles qui, par le passé, ont ravagé le pays.

Leila Murr

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